Une vie sans aucun risque est semblable à la mort, il ne s’y passe rien.
Physique ou social, un environnement sans inégalité reste inerte.
Sans exposition au risque et sans la force motrice de l’inégalité, rien ne peut se réaliser, ni grand malheur ni petit bonheur.
Pourtant l’air du temps exige de minimiser les risques et de réduire les inégalités tant qu’il y en aura. C’est là un des paradoxes d’un monde post-industriel qui croit pouvoir échapper au principe de réalité. C’est ainsi que, erreur ancestrale, une promesse est à nouveau faite d’une planète sauvée des turpitudes humaines, un retour à l’Eden, hic et nunc. N’est-ce pas en fin de compte un appel au néant ?
C’est en pleine inconscience que dès notre naissance nous sommes exposés à la chance énorme et au risque majeur que sont la promesse de fortune de la vie et la certitude de sa fin. À ces extrêmes, il faut se demander si l’absence de la mort n’annulerait pas la valeur de la vie ; c’est en tout cas une question que devraient se poser les transhumanistes aspirant à corriger les défauts organiques de nos corps afin de prolonger notre existence, voire même la rendre éternelle. Il n’est pas sûr du tout qu’une personne qui se saurait immortelle ressente quelque bonheur que ce soit, même éphémère, car tel instant ne serait jamais à la hauteur du suivant qui sera sans cesse attendu et poursuivi dans une quête impossiblement perpétuelle. Une pathologie grave s’ensuivrait, celle de ne rien savoir apprécier dans une vie devenue sans valeur puisque garantie. Cette question se pose également à propos du bonheur ou des tourments qu’une âme expérimenterait si un paradis existait. Collectivement, l’immortalité tiendrait aussi de l’impossible, de l’insoutenables même par la pression démographique qu’il faudrait juguler. Mettre un enfant au monde signifierait le faire entrer en concurrence avec des ancêtres qui n’évacueraient pas la place, les conflits générationnels devenant insolubles alors qu’aujourd’hui il est certain que les plus vieux combattants finiront par rendre les armes.
Une telle expérience par la pensée permet d’identifier certaines lois « naturelles », par exemple que le risque nul, et le bonheur total, son corollaire supposé, ne sont surtout pas souhaitables ; il ne faut pas y songer, même en rêve.
Pour grandir afin de devenir un adulte responsable, le nourrisson doit accéder à la conscience de soi et de son environnement. Il s’aperçoit vite que des forces motrices animent son entourage social et physique. Son cri appelant à la tétée est déjà un puissant outil de management qu’il s’approprie instinctivement. Il apprend donc à créer une différence car sans elle rien ne se passe. Plus tard, quel que soit le gilet qu’il portera, il saura, entre autres choses, que c’est la roue du char qui grince le plus fort qui reçois la graisse. Propagande et publicité se nourrissent de cette loi.
Dans le monde physique aussi, il lui faut apprendre que rien ne coule à contre-courant, que tout transfert d’impulsion, de masse ou d’énergie ne peut avoir lieu sans qu’existe un gradient, inégalités appliquées à des objets, de température, pression, tension électrique, concentration d’un soluté, etc. C’est au fur et à mesure qu’un travail est fourni et que ce gradient s’annule que les différences disparaissent. Une énergie encore plus grande sera nécessaire pour remonter la pente, réchauffer de l’eau, gonfler un pneu, charger une pile ou alimenter une cellule de notre corps, refaire la différence.
Pour procéder à un échange économique, deux inégalités sont nécessaires. Il faut que chacun des partenaires dispose de ce dont l’autre ne dispose pas pour qu’ils puissent négocier l’échange. Et une fois réalisé il faudra recréer une nouvelle divergence prône à un nouvel échange, ce qui demande un effort toujours renouvelé qui s’appelle travail.
Nous savons tous cela, et pourtant les protestations ne cessent pas qui s’opposent aux risques que le « système » imposerait à tous et aux scandaleuses inégalités qui sont constatées à l’intérieur des sociétés et entre elles. Peut-être est-ce là aussi une manifestation de la métaphore de la roue grinçante du char, utilisant les mêmes moyens que l’on dénonce pour faire changer les choses.
Loin de moi l’idée que le goût du risque devienne un culte de la témérité ou que les différences sociales doivent s’étendre à l’exploitation maximale des uns par les autres. Un contrat social est bien sûr nécessaire, incluant nos us et coutumes, nos institutions et nos lois qui sont l’héritage d’un long apprentissage jamais achevé. Ce qu’il faut pourtant réaliser est que tel contrat comporte en soi une reconnaissance du risque et une acceptation de la différence comme forces motrices sociales. Une société n’aurait aucune raison d’être, ni les individus qui la composent, si le risque n’était que le fruit du hasard, comme pour l’amibe ou pour le tigre, et si les différences minimisées ne permettaient que la satisfaction des besoins métaboliques de nos corps.
Le contrat social ne doit pas non plus inclure la protection de ceux qui ne la désirent pas. À l’exemple de la pandémie virale de 2020, voilà une protection très problématique qui sacrifie carrément la vie psychique, sociale et économique de tous pour éviter de manière ténue des décès prématurés de quelques personnes dont le profil est supposé à risque. Cela n’est juste ni pour les uns ni pour les autres, les surprotégés ayant bien de quoi s’indigner car leur vie, ou ce qu’il en reste, ne saurait se réduire à la bête survie.
Dès lors que notre espèce dispose d’une conscience, elle est animée de l’ambition de bien vivre la seule vie que chacun reçoit, ce qui prend des formes très disparates selon les personnes et requiert des moyens variés. D’un point de vue populaire, le risque pris par les uns ou la richesse accumulée par d’autres paraissent toujours démesurés. Pourtant c’est ce qui permet de progresser car, à l’inverse, la médiocrité générale n’offre ni satisfaction ni perspective. Prétendre vouloir combattre et annihiler toute prise de risque ou formation d’inégalité est une posture intenable et immorale car stérilisant notre humanité.
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