Intolérance toxique

Toute vie ne peut se mener sans être confrontée au désagréable, au dommageable et au destructeur. Notre corps doit être aguerri contre ses propres disfonctionnements et contre des attaques provenant du milieu ambiant. Il en est de même avec la vie en société et la nécessité de supporter des comportements déplaisants et dérangeants. Dès lors qu’un seuil est atteint, il devient impérieux de ne plus tolérer ces agressions.

La tolérance n’est pas une vertu, elle est un mode de survie dans un environnement hostile. Si le discours sur la tolérance est avant tout d’ordre philosophique, il faut aussi comprendre que c’est une réalité biologique, nécessaire puisqu’un organisme vivant ne saurait survivre et se reproduire sans interactions avec d’autres et sans être exposé à des substances diverses.

Pour faire hurler les précautionnistes du risque zéro, il faut rappeler la sagesse de Paracelse [1] :

« Alle Ding' sind Gift und nichts ohn' Gift;
allein die Dosis macht, das ein Ding' kein Gift ist. 
» 

Dire qu’un poison peut aussi ne pas être nocif est devenu inacceptable, surtout depuis que l’intelligence humaine synthétise des millions de composés que la nature ne connaît pas. Il suffirait donc d’en déceler une molécule pour qu’il en soit fait un scandale, à l’instar des pisseurs de glyphosate[2].
Pourtant cette nature même nous enseigne que des poisons sont bénéfiques à petite dose et dommageables à trop haute, l’exemple le plus banal étant le sel de cuisine, indispensable à notre alimentation et pourtant provoquant des troubles si l’on en ingère trop chaque jour. Toute la question est alors de cerner ce « trop ». Un ou deux milligrammes par jour de colchicine évite les douloureuses crises de goutte, alors qu’une dose unique de 200 mg peut tuer une personne. Il y a aussi l’hormése, cette réponse du corps qui stimule son aptitude à se défendre, apprend à vivre avec le poison ou l’allergène, comme Mithridate croyait se prévenir d’empoisonnement en absorbant chaque jour un cocktail de petites doses de poisons. Attention, cela n’a rien à voir avec l’homéopathie et ses dilutions infinitésimales dont l’effet ne se distingue pas de celui du placebo. 

Certains effrayés n’acceptent pas le concept de seuil et prétendent, surtout en matière d’irradiation ionisante ou de substances cancérogènes, que le mal se préparerait dès la moindre dose. C’est ignorer les bruits de fonds de la nature, qui répand ses agents nocifs de manière incontrôlable et auxquels nous somme bien adaptés. 

La réponse à la dose ingérée, aiguë si administrée en une fois ou chronique si répétée quotidiennement, prendra une forme suivante :

[1] Tout est poison, et rien n'est sans poison ; mais la dose fait qu'une chose n'est pas un poison
[2] Analyses d’urine bidouillées présentées avec fracas dans une émission de France 5 dont j’évite de donner un lien ici, le lecteur intéressé cherchera par lui-même, ou non car ça ne vaut pas la peine. 


Toxicologie

Pour mesurer les propriétés toxiques d’une substance il faut y exposer des organismes à des doses diverses afin d’obtenir une réponse, c'est à dire constater un effet adverse, maladie ou létalité. Même si de premières évaluations peuvent être effectuées sur des modèles de laboratoire, tissus ou microorganismes témoins, il sera indispensable de sacrifier des animaux de laboratoire, souris ou rats, pour déterminer les limites d’intérêt, dose aiguë létale ou niveau auquel un effet adverse est observé ou jusqu’auquel aucun effet adverse n’est encore observé. Les études chroniques durent trois mois et parfois jusqu’à deux ans.

La toxicologie ne démontre pas l’innocuité d’une substance, elle détermine des doses auxquelles des effets sont observés ou non.

Du danger au risque

Un bidon rempli de mort au rat est étiqueté avec des signes de danger, toxique, corrosif ou même inflammable. Pourtant il n’empoisonnera personne ni de corrodera rien ni ne s’enflammera que si une exposition a lieu, désirée lors de l’application du produit ou accidentelle. 

La conjugaison du danger inhérent à la substance et de l’intensité ou la durée de l’exposition fait qu’un risque soit encouru. Ce risque peut être nul (absence de la substance), bénin et tolérable, significatif et demandant des mesures de prévention, ou grave et donc exigeant une intervention afin de le réduire.

Dans l’exemple simplificateur utilisé ci-dessous, le risque de tomber dans un précipice est mis en analogie avec celui d’ingérer une substance mortellement dangereuse, comme elles le sont toutes d’une manière ou d’une autre, d’origine naturelle ou artificielle.

Gérer le risque consiste à le réduire jusqu’à un niveau tolérable

Les propriétés dangereuses sont des caractéristiques inchangeables d’une substance.

Gérer le risque peut consister à s’en passer, à faire autrement avec d’autres moyens. On s’exposera donc aux risques de l’alternative qui, eux aussi, ne seront pas nuls. Ou alors il faudra renoncer à l’utilité de la substance, l’ivresse n’étant pas atteinte sans boire des produits hydroalcooliques dont la teneur en eau est variable.   

Seuls le renoncement et la mort rendent possible le risque zéro, et encore, on risque tout de même d’être tenté et, au-delà de la mort, personne ne sait quels risques sont encourus.

Il est donc impérieux d’accepter de vivre avec les risques et de les gérer afin qu’ils soient tolérables, même ceux auxquels mon voisin m’expose, bruits, fumées et autres émanations.

Entre risque imminent et risque toléré, il s’agit donc d’aménager une marge de sûreté avec laquelle tout le monde doit pouvoir vivre.

Si l’on refuse ce concept de tolérance au risque, alors la vie en société est impossible.

Sonner l’alarme et clamer au scandale lorsqu’une simple présence est détectée est une infamie si l’on ne sait pas de quel côté de la marge de sécurité cela se situe. Tirer une fausse alarme est puni par la loi, bien que dans ce domaine ce ne soit pas appliqué. Même dans son isolement autarcique, le chasseur-cueilleur est exposé à des risques qu’il devrait alors juger intolérables.

Comparaison n'est pas raison, mais cela aide à comprendre

Régulation

Trois limites de référence sont dérivées des études toxicologiques :

  • La dose journalière admissible (DJA), Acceptable Daily Intake (ADI), qui est une estimation de la quantité d'une substance dans les aliments ou l'eau de boisson qui peut être consommée pendant toute une vie sans présenter de risque appréciable pour la santé.
  • La dose aiguë de référence (DARf), Acute Reference Dose (ARfD), qui est une estimation de la quantité d'une substance dans les aliments ou l'eau de boisson qui peut être ingérée sur une courte période, généralement au cours d'un repas ou d'une journée, sans risque appréciable pour la santé du consommateur.
  • Le niveau acceptable d'exposition de l'opérateur (NAEO), Acceptable Operator Exposure Level (AOEL), qui fixe la quantité maximale qu’un opérateur peut ingérer par d’autres voies que l’alimentation lorsqu’il emploie ou applique un produit.

Ces valeurs sont exprimées en relation avec le poids corporel.

Par défaut, un facteur d’au moins 100 est appliqué pour calculer ces valeurs à partir de la dose ou concentration sans effet nocif observable (NOAEL), Cette marge d’incertitude ou de sûreté est justifiée par:

  • La fait que les études sont faites avec des animaux dont le métabolisme n’est pas le même que celui des humains ;
  • La possibilité que des interférences se produisent entre plusieurs substances si l’on y est exposé simultanément (synergie).

Dans des cas spécifiques où des informations plus abondantes et significatives sont disponibles, cette marge peut être étendue (ou raccourcie).

Limites de résidus dans les denrées alimentaires

Particulièrement pour les pesticides et leurs métabolites (leurs produits de dégradation dans les plantes), mais aussi pour d’autres substances comme les additifs alimentaires, les régulateurs imposent une limite de concentration qui ne devrait pas être dépassée dans les denrées alimentaires et dans l’eau de boisson.

Au-delà des considérations toxicologiques ce sont des estimations de consommation, des conditions de cultures et post-culture ainsi que des possibilités pratiques de gestions qui guident les régulateurs.

Pour l’eau de boisson, et par défaut, tous les pesticides ne doivent pas dépasser une concentration de 0,1 microgramme par litre et 0,5 µg/l pour la somme de tous les pesticides détectés dans un échantillon.

Ces limites sont aussi adoptées pour les eaux de surface, Cependant, selon que d’autres informations sont disponibles, particulièrement relatives à l‘écotoxicité, un niveau plus ou moins sévère sera défini pour une substance active ou un de ses métabolites (Regulatory Acceptable Concentration, RAC). C’est ainsi que pour le célèbre glyphosate cette limite serait de 50 µg/l en Suisse (et 100 µg/l en Allemagne) soit 500-1000 fois moins sévère que la valeur par défaut, et pour un insecticide naturel comme la pyréthrine 0,052 µg/l (en Allemagne 0.014 µg/l) soit de 2 à 7 fois plus sévère.

Pour les aliments ce sont des limites maximales de résidus, LMR (Maximum Residue Limit, MRL), qui sont fixées par les régulateurs, en mg/kg. Pour chaque substance une teneur limite est donnée pour chaque produit agricole. Ainsi en Europe 381 valeurs s’appliquent au seul glyphosate, par exemple 10 mg/kg pour les grains de blé ou 0,1 mg/kg pour les tomates.

Signification, exemple.

La dose journalière admissible (DJA) du glyphosate est de 0,5 mg/kg/jour,
Pour atteindre cette consommation, une personne de 70 kg devrait en ingérer 35 mg par jour.
En ne consommant que des tomates étant à la limite maximale de 0,1 mg/kg, elle pourrait en manger 350 kg par jour pendant toute sa vie sans que cela ne présente un risque inacceptable pour sa santé. Pour les grains de blé, ce serait 3,5 kg/j.


Il faut par ailleurs signaler que, si ces limites de concentration sont parfois dépassées, ce n’est ni fréquent ni à des niveaux qui pourraient être inquiétants. Être à 99 mètres du précipice plutôt qu’à 100 n'est pas vraiment pas une augmentation significative du risque.

Impéritie politique

Comme Monsieur Jourdain fait de la prose nous acceptons tous de nous exposer à des risques, choisis et individuels avec l’illusion de les maitriser, ou imposés et collectifs que l’on croit non gérés, négligés, ignorés, ou scandaleusement imposés.

La témérité est pourtant chez l’individu, souvent causée par une parfaite ignorance, une sous-estimation du danger et une surestimation de ses capacités à gérer le risque.

L’expertise et la prudence sont du côté des toxicologues, des écologues et des agences officielles de gestion des substances dangereuses, produits chimiques et naturels, que ce soient des additifs alimentaires, des médicaments ou des pesticides.

Les régulations fixent les critères, les méthodes et les protocoles. Des experts compétents et indépendants évaluent les demandes de mise sur le marché et imposent des restrictions ou des interdictions. Cette stricte et couteuse gestion des risques est bien intégrée dans les milieux concernés, agriculture, industries agro-alimentaires, chimiques et pharmaceutiques.

Pourtant, malgré l’évidente prudence qui est exercée, des valeurs par défaut qui exigeraient que les voitures restent éloignées de 2 km l’une de l’autre pour circuler à 120 km/h sur l’autoroute, et aussi malgré le renforcement des exigences au fur et à mesure des progrès scientifiques et techniques, le grand public n’entend que des messages de pollution généralisée et de danger immédiat pour sa santé.

Les politiciens ne savent même plus qu’ils ont appointé des experts de grande valeur pour gérer ces risques et saisissent chaque occasion pour promettre d’améliorer une situation qui n’en a aucun besoin.

Il faudrait ainsi réduire les quantités de pesticide utilisés dans les cultures, ou en bannir un sans savoir pourquoi mais qui est chargé d’émotions négatives. Comment un risque sanitaire et environnemental déjà si minime peut-il être valablement amélioré par de telle mesures ? Personne ne saurait estimer le micro-bénéfice obtenu par un tel populisme.

Les cacique et intellectuels des milieux politiques et des sciences humaines et sociales ont une aversion née pour les sujets quantitatifs. À part très peu d’exceptions, leur culture scientifique et technique est à peu près nulle. Il leur suffit donc de croire en une action pour qu’elle résolve un problème. 

La gestion des risques, en particulier le toxique, ne sait pas vivre avec telle pensée magique.

Le scandale n’est ni dans les champs ni dans les assiettes, mais dans leurs têtes.


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