Le devoir de relancer le débat sur le nucléaire

Après une période de disette qui faisait suite aux émotions liées à l’accident de Fukushima et après que l’on se rende compte que l’électrification généralisée ordonnée au nom de la décarbonisation des activités humaines devait contenir un socle de production stable et prévisible, le monde politique s’est vu obligé de reconsidérer sa couardise vis-à vis des injonctions anti-nucléaires. Cela peut plaire ou non, mais le débat se voit maintenant relancé.

Lors de son assemblée des délégués à Herisau le 19 octobre dernier, le parti Les Vert·e·s s’est mis vent debout contre cette ouverture des esprits. Il a promis de s’opposer par référendum à tout changement de la loi sur le nucléaire. Il ne rencontrerait en effet aucune difficulté à réunir les 50’000 signatures nécessaires.

Alors l’envie est grande de lui répliquer : chiche !

Que le CF et le parlement abrogent l’interdiction de construction de nouvelles centrales nucléaires ainsi que l’interdiction du retraitement des déchets, et que les verts y opposent leur référendum ! Il en résultera enfin un vrai débat sur un seul sujet, franc et massif, pas sur des distractions boutiquières ou des moratoires redevenant définitifs. N’est-ce pas à cela que nos institutions démocratiques, si imparfaites qu’elles soient, doivent servir ?

On croit connaître à fond les arguments des uns et des autres, et un tel référendum pourrait avoir lieu demain. Est-ce vraiment le cas ?

Cela semble simple pour les anti-nuc : c’est inutile car d’autres moyens de production sont disponibles, les risques sont trop élevés, la question des déchets reste insoluble, une dépendance de fournisseurs de combustible peu respectables doit être évitée, et c’est trop lent et trop cher.

Pour les pro-nuc, la clause du besoin est évidente. La technologie est l’une des plus sûres, le seul risque posé par une centrale moderne reste confiné en son sein. Les déchets peuvent être enfouis définitivement et sûrement ; ils pourraient même être retraités pour les réutiliser dans des centrales à surgénération. L’approvisionnement en combustible n’est pas un problème géopolitique puisque il y a plusieurs fournisseurs et des stocks importants et peu encombrants peuvent être constitués à bas prix. Le coût de production est minime car les investissements sont de très longue durée. Les frais de démantèlement et de traitement des déchets sont d’ores et déjà compris dans ces coûts, ce qui n’est pas prévu pour les autres technologies.

Il faut constater que l’énoncé des arguments anti-nuc est plus direct, plus frappant, alors que les pro-nuc doivent donner des explications à propos du pourquoi de leur comment. En effet, il serait inadmissible de répondre tout aussi crûment que les adversaires que l’énergie nucléaire est nécessaire, sûre, propre et bon marché, même si c’est vrai. Cette asymétrie argumentative n’est cependant pas étonnante, car une accusation sans nuance est plus facile à formuler qu’une défense point par point.

Tout a déjà été dit et démontré à force de répétitions et d’études sibyllines et biaisées à souhait que personne ne prend le temps de lire. Il n’y a rien à ajouter, on devrait passer au vote sans tarder. Cependant, ma naïveté ne va pas jusqu’à croire que la vie politique soit si simple.

Le lecteur pressé s’arrêtera là. La suite n’est ni simple ni courte, mais d’importance.

Ni technique, ni économique, ni politique

Les adjectifs de ce titre ne constituent en aucun cas l’essentiel, même s’ils sont à traiter. Même si je déteste toutes les théories du complot, je constate que d’autres forces sont en jeu, des viles et des nobles.

Pour les premières, les intérêts particuliers, corporatistes ou boutiquiers, sont toujours compréhensibles. Il s’agit de s’approprier les avantages et d’éviter les inconvénients. En la matière, il faut constater que les acteurs du secteur de l’électricité sont particulièrement méprisables. Les propriétaires des trois centrales nucléaires en Suisse (Alpiq, Axpo, et le reste sont tous en mains majoritaires étatiques) et le cartel de la distribution composé d’environ six cents monopoles locaux font plus preuve d’un esprit de rentier que d’entrepreneur. À l’unisson, ils s’expriment en faveur de la stratégie du Conseil fédéral et d’une transition énergétique qui leur a permis une hausse notable de leurs tarifs et leur a attribué des lots de subventions et autres privilèges. Leur intérêt est de garder en service les centrales existantes le plus longtemps possible à moindre coût, mais aucun n’envisage de s’engager afin que de nouvelles puissent à nouveau être construites. Appréhendent-ils de s’en avouer incapables ?

Pour pallier le manque d’approvisionnement local, ils tirent d’ores et déjà avantage du trading à l’étranger qui leur assure des importations au plus haut coût. Eh oui, lorsque vous revendez un bien sans être exposé à la concurrence et sans y ajouter de valeur autre que celle de l’acheminement, votre intérêt est de le faire au coût le plus élevé possible ; c’est contraire au bon sens économique mais cela augmente sans effort l’influence et le pouvoir de ces acteurs. L’accès au marché de gros pour les forts consommateurs n’y change pas grand-chose. C’est pourquoi tous sont en faveur d’un accord avec l’Union européenne, quelle que soit la nature de cet accord tant qu’il leur donne accès au soi-disant libre marché de l’électricité. Tout cela est bien minuscule et ne mérite pas plus d’attention ; mais rien ne permet de penser que nos politiciens et leurs apparatchiks de l’administration et des cartels changeront de manque de cap.

La vilenie étant évacuée, restent les nobles causes.

L’écologisme en est une, qui s’oppose à la rationalité, tout comme le collectivisme qu’il implique est le contraire de l’indépendance d’esprit. Au fond, cette idéologie n’accepte pas que, sans espoir de retour, l’humanité ait quitté le jardin d’Eden. Toute encoche faite à la nature lui paraît inacceptable ou, pour les moins irréalistes, doit se limiter au strict minimum. Peu importent les contradictions qui leur permettent de jouir de toutes les technologies modernes afin de les combattre, c’est d’une posture philosophique dont il s’agit. La nature prime et l’action humaine n’a le droit de s’y inscrire que si, à long terme, elle demeure sans impact notable. Cette subordination à la durabilité devrait être volontairement acceptée et vécue par des structures sociales autogérées, des plus sobres et à la mesure de leurs écosystèmes particuliers. L’être humain serait le docteur au service de la nature, il doit faire le serment de ne pas l’abimer, de s’abstenir de tout mal et de toute injustice.

L’inverse idéologique formule une relation différente que l’homme maintient avec la nature, selon sa vie personnelle. Aucun d’entre-nous n’a décidé de naître et aucun contrat ne nous lie à la nature. Chacun d’entre-nous est exposé à tous les risques mais aussi présente un risque primordial pour son environnement social et naturel, cela doit être assumé. Par ailleurs, la seule certitude est que cela finit toujours de manière prématurée, par notre mort. Certes, des contrats sociaux se sont forgés au fil de l’histoire qui nous lient, nous éduquent, nous renforcent et nous rendent solidaires, mais cela n’est acceptable que si ça reste sans asservissement ni contrainte autre que celle librement choisie. C’est en tous cas ce que garantissent les droits de l’homme, ce pacte fondamental que seule notre espèce est apte à conclure pour elle-même. À ce titre, rien ni personne ne peut prétendre définir notre bonheur, ni individuel ni collectif.

Homo faber est dans l’action et doit agir en personne responsable, tant pour elle-même que pour les autres. Il n’est pas qu’un ingénieur ou un économiste qui se contenterait de mesurer risques et bénéfices et de choisir la voie apparaissant la plus propice sans qu’intervienne une quelconque spiritualité. Actives ou tristes, des passions l’animent qui font le piment de sa vie. C’est ce dont, devenue vielle, une personne se souvient avec nostalgie et reconnaissance : aimer, satisfaire sa curiosité, accomplir l‘improbable, jouir de moments rares et privilégiés, gouter à la beauté, à la comédie et à la tragédie. Il n’y a rien de matérialiste dans cela, sinon que c’est par des techniques bien maitrisées et des prises de risques acceptables que l’on peut se libérer des contingences qui brident la poursuite d’une bonne vie. Ce n’est pas gratuit, oblige à faire des choix et d’affronter parfois des dilemmes.

Au fond, c’est donc une bataille culturelle et philosophique qui oppose ceux qui défendent un idéal, toujours au-devant de la scène morale, à ceux qui se réclament de la raison pratique et qui ne profèrent de jugement qu’après enquête. Même si le monde réel n’est pas divisé de manière si binaire, ce sont là les éléments clés d’une confrontation inéluctable. À cet égard, la question du nucléaire est emblématique bien que, au vu des enjeux, anecdotique.

Il faut relever un paradoxe : le matérialisme est du côté des idéologues, si enclins à tout réguler, limiter et standardiser ; tout doit être déterminé. Ils ne peuvent qu’être intolérants, insensibles à toute autre sensibilité qui les dérangerait ; c’est pourquoi l’humour n’est pas leur fort. Cette débilité fondamentale leur donne pourtant une force rhétorique car personne n’ose s’opposer à eux dans ces termes. Pour beaucoup de suiveurs et autres idiots utiles, c’est aussi un oreiller de paresse que de se croire du bon côté bienpensant, sans plus avoir à présenter des arguments réfutables ; il leur suffit d’obéir aux mots d’ordre des directeurs de pensée.

Plus important que ces faiblesses bien humaines, c’est un manque du sens des responsabilités qui caractérise ce fondamentalisme. Le devoir de se forger leurs moyens d’existence ne les oblige pas, d’autres s’en chargeront et pollueront à leur place. Les solutions suggérées sont illusoires, car le monde auquel ils prétendent aspirer – alternatif, parfaitement égalitaire et démocratique, intégré dans une nature protégée en priorité – est la pire des utopies qui ne peut s’imaginer qu’à zéro degré Kelvin, là où tout se vaut, c’est à dire rien. Pour des adultes, croire aux contes de fées est non seulement irresponsable mais, in fine, criminel, puisque cela pousse à la faute. Comme il est invraisemblable que tels enfantillages occupent l’intelligence de ces gens-là, il faut aussi songer qu’ils suivent des stratégies délibérées de conquête de pouvoir, d’où leur claire association avec les gauches radicales et marxisantes. Seul compterait le pouvoir absolu, comme l’exprime une fraction importante des parlementaires verts qui s’oppose à une participation de leur parti au Conseil fédéral tant qu’ils y resteraient minoritaires. Notons pourtant que ce n’est pas le cas dans les exécutifs cantonaux et municipaux où certains d’entre eux apprennent à se confronter aux réalités.

De leur côté, les non-verts ni rouges sont encore en majorité absolue, mais sans trop savoir pourquoi ; ils méritent donc d’en prendre aussi pour leur grade.

Peu à peu, leur incompréhension pour la gestion des risques s’est vue compensée par un ordre moral de durabilité, donc d’absence de risque. Que ce soit par opportunisme ou conviction, les partis dits bourgeois se sont laissé virer au vert. À ma connaissance, cela n’a pas été lié à une stratégie proprement élaborée. La caractéristique principale de leur pensée dans ce domaine est la mollesse. Bien sûr, tous n’ont pas cette tare, mais tous en sont plus ou moins frappés. Le qualitatif l’emporte sur le quantitatif : tout comme la population en général, facilement animée par des médias à la recherche du brouhaha, ils se laissent offusquer par n’importe quelle anecdote, bénigne ou tragique, dont la cause sera automatiquement attribuée au changement climatique anthropique ou autres atteintes de l’homme à l’environnement. Même s’ils pressentent l’escroquerie, ils n’osent pas la dénoncer, craignant vraisemblablement le pilori. La tolérance au risque est devenue nulle, même si chacun dit doctement que le risque zéro n’existe pas.   

C’est pourtant le moment de se réveiller et de ne pas avoir honte d’affirmer les évidences :

  • Oui, la santé des gens et leur espérance de vie n’ont jamais été meilleures.
  • Oui, la saison des progrès reste toujours la prochaine ; et si les erreurs importent c’est parce que l’on apprend d’elles.
  • Oui l’activité humaine a un impact dérangeant la nature, c’est un fait de notre nature.
  • Et oui encore, cela entraîne des coûts qui ne peuvent être couverts qu’en cas de prospérité et qui, notons-le aussi, sont des occasions pour créer, innover et développer de nouvelles activités.
  • Non, il n’y a pas à se désoler de tout ça, aussi imparfait que ce soit.

La dualité « fundi-realo » ayant été explicitée à nouveau, on comprendra qu’il n’y aucune raison objective de renoncer à une technologie nucléaire, ou toute autre technologie dont l’utilité est avérée, et ce même s’il faut l’encadrer de précautions pratiques et raisonnées. Dans le cas du nucléaire, j’ai eu l’occasion de visiter la centrale de Gösgen et de m’entretenir avec des spécialistes en la matière. Que l’on m’accorde ou non le crédit de l’ingénieur chimiste que je suis de savoir ce que sûreté industrielle signifie, je peux témoigner de ma grande considération pour l’état d’esprit et les conditions dans lesquelles ces gens opèrent. On parle à profusion de culture d’entreprise, celle-là est ancrée au plus profond. Il y a les procédures strictes, mais aussi un design constamment remis en question et à niveau, des scénarii catastrophe toujours actualisés au pire imaginable, et des inspections indépendantes sont faites par l’autorité de surveillance ou par des visites critiques de pairs (collègues d’autre pays). Le public ne se rend pas compte de cela car il faut en comprendre les termes et l’ampleur.

Les conditions du non-débat

Il faut constater qu’il n’existe pas de lobby pro-nuc. Comme nous l’avons vu, le milieu de l’électricité n’a pas seulement abdiqué telle position mais s’y oppose. Il n’y a que les partis verts et rouges pour fantasmer l’existence d’un lobby nucléaire ; qu’ils le répètent à l’envi n’en fait pas une vérité. Il existe bien des associations en faveur du nucléaire, avant tout composées de vieux croûtons, physiciens et ingénieurs à la retraite, même si quelques forces vives y apparaissent. Cela n’en fait qu’un lobby démuni, sans force de frappe importante. De leur côté, les milieux financiers n’y comprennent rien pour s’y engager, car ils ne peuvent plus se fier à des entrepreneurs dans le domaine de l’énergie en Suisse où il ne reste que des administrateurs/boutiquiers et des chasseurs de rente.

En revanche, il existe un fort lobby de l’anti-nucléaire, fédéré par l’écologisme militant international très puissant. Le parti « Les Verts » en est une émanation. Swisssolar, swisseole, et tous les agents de certification et vendeurs d’indulgences décarbonées en font partie. La Confédération subventionne certaines de leurs actions écologistes ou climatistes. Les médias ont tendance à privilégier les arguments de ce lobby sans jamais relever leurs évidents conflits d’intérêts.

Pour ma part, vieux croûton aussi mais pas encore trop desséché, je n’ai aucun lien ou dépendance avec les milieux de l’énergie, même si mes activités industrielles en ont consommé beaucoup. Je suis un simple client privé soumis à un cartel et une politique énergétique qui, à mon avis, va à vau-l’eau et n’a pas mon approbation. J’ai fait mes propres évaluations en tenant compte du problème que posent les intermittences de production des panneaux solaires et d’éoliennes, de la pluviosité et de la nécessité d’électrifier les activités actuellement consommatrices de carburants fossiles. Sans un socle stable que seul le nucléaire peut fournir, la dépendance aux importations entraînera une aliénation. J’en ai écrit un rapport aussi important que difficile à lire mais qui me permet d’affirmer et confirmer les conclusions que j’en tire. Aucun contradicteur ne s’est manifesté.

Il ne s’agit plus de « défendre » le nucléaire mais plutôt de mener la bataille culturelle dans laquelle les aspects techniques n’ont qu’un rôle mineur à jouer. Le mouvement antinucléaire doit être blâmé pour la faiblesse de ses arguments, sa paresse et son manque de sens des responsabilités. Il faut comprendre qu’il est inacceptable de se plier aux inquiétudes de ces pusillanimes qui n’offrent aucune solution viable pour l’approvisionnement énergétique de notre pays. S’il est vrai que cela prendra du temps, il est donc nécessaire d’initier au plus vite le renouveau d’une technologie indispensable.

Tout ça est à prendre dans le contexte plus général de la relation de notre société humaine avec notre environnement naturel : un principe de responsabilité nous oblige à faire des choix sans se réfugier dans les atermoiements et les précautions par principe.


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2 thoughts on “Le devoir de relancer le débat sur le nucléaire”

  1. Absolument remarquable. A lire de toute urgence…et jusqu’au bout ! Merci infiniment M. de Rougemont.

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