Temps donné, temps repris

La perspective n’était pas réjouissante au départ d’un vol depuis Shanghai allant durer une douzaine d’heures pour rentrer à la maison. Je m’assois, me fait décomprimer jusqu’à l’équivalent de 2000 m d’altitude dans un air donnant soif, me laisse gâter par apéro et plateaux repas, lis un peu, regarde un peu l’écran et par la fenêtre. Je rattrape le jour, ou plutôt c’est la nuit qui ne parvient pas à me rattraper, allez savoir. Les brumes chinoises passées je me trouve au-dessus du désert mongol, puis de collines de plus en plus boisées vers la frontière russe, à dix kilomètres de moi et pourtant inatteignables, le hijacking me tente, je perçois ensuite la froidure extrême de Novosibirsk puis de l’Oural. Mais seulement la moitié du voyage est accomplie, alors je somnole ou tombe en léthargie, coma induit par le ronronnement de l’avion qui marque un long point de suspension en vol. Soudain ça s’active dans la cabine, l’arrivée est proche il faut se ressaisir, presque à regret. N’ayant pas d’autre choix, j’avais donné du temps au temps et celui-ci m’est repris ; il me reste le souvenir d’une parenthèse adimensionnelle.

L’orage menace, de sombres et bas nuages approchent, des éclairs grondent de partout. Le vent accélère au point qu’il faut aplatir notre tente sur le sol afin qu’elle ne s’envole pas et aider la famille voisine à faire de même. Le temps est suspendu, interminable. Chaque fraction de seconde s’imprime dans la mémoire. Lorsque le calme revient, c’est pour s’apercevoir que cela n’a duré qu’un quart d’heure.

Le temps est long ou court, les physiciens n’en savent rien. Il y en a même qui montrent qu’il n’est pas nécessaire pour décrire l’univers, que des cordes et autres élastiques suffisent pour tenir la matière ensemble. Il n’est alors même pas un outil mathématique.

Il est toujours horizontal, allant de gauche à droite bien que certains paléontologues le représentent à l’envers et que les horaires de train le déclinent verticalement.

Les gaz parfaits occupent tout le volume mis à leur disposition, pas le temps. Il se réfugie dans des recoins de notre perception, et aussi de notre inconscient. Il se cache ou s’étale, selon les circonstances. Sa notion nous échappe totalement durant les heures de sommeil, méditation essentielle à une vie équilibrée.

Le temps se marque, des battements du cœur au rythme des saisons. Il se dilate et se contracte selon la vitesse avec laquelle on se déplace ou que l’univers se déroule devant nous.

Dans les langues latines le temps peut être bon et beau ou mauvais et vilain, mais il s’agit de celui qu’il fait et non de celui qui passe. Les Cajuns recommandent de laisser les bons temps rouler ; il faut dire que chez eux rouler signifie les rares instants où ils se trouvent sur terre ferme, sinon pour eux, le temps s’écoule dans les Bayous.

Les questions sans réponse et oppressantes sont posées du temps d’avant la vie et d’après celle-ci, vraisemblablement pour faire bien sentir que le nôtre est compté.

Le bébé n’a pas la notion du temps, son rythme de vie est surtout dicté par son système digestif. Devenu enfant il développe l’impatience et doit lentement apprendre la patience, ce dont bien des adultes restent incapables.

C’est parce que le temps n’est perçu que dans l’attente et oublié dans l’action qu’il lui est attribué une dimension variable, n’en déplaise aux horlogers de ce pays. Les bonheurs sont courts, les désespoirs sans fin.

Le temps de l’inaction survient comme une perspective effrayante car, justement, il devient impossible de l’occulter. Certains s’empressent de le remplir, d’autres subissent sa vacuité, les moines et autres ermites s’en réjouissent.

Si le temps presse les tâches seront accomplies sans attente ; s’il est à disposition pourquoi donc se dépêcher ?

Comme les rails de chemin de fer, il se rétréci. Jeune, un mois parait déjà une éternité ; vieux, plus en avant sur la ligne dont la destination et l’horaire restent inconnus, il est de plus en plus étroit, indifférencié.

Dans sa cellule le prisonnier a tout le temps devant lui, bien trop même, sauf s’il est condamné à la peine capitale. C’est une punition que l’on veut croire salutaire, qui lui permettrait de se resocialiser, allez savoir comment !

L’expérience unique de l’assignation à résidence qui nous est imposée en ce moment, autrement appelée confinement, procure un temps inattendu. Alors que les 24h par jour étaient plus ou moins bien remplies avant, il faut maintenant les occuper autrement. Cela dérange car une envie impérieuse surgit de faire ce qui est interdit, même si on ne le faisait pas ou très peu avant. L’ennui vient du sentiment de contrainte, combiné d’un manque d’imagination que paillaient les frivolités antérieures. On échappait au temps en se distrayant, les temps ne sont pas devenus drôles. Ceux qui doivent travailler font envie.

Tous les confinés disposent de beaucoup d’un temps ouvert. Certains doivent s’occuper de leurs enfants, d’autre travailler à distance, ils doivent structurer leur temps et leurs attentions selon des nécessités inattendues. Beaucoup chôment, une sorte de retraite anticipée ou une continuation de retraite désoccupée. Chacun se met alors à “faire quelque chose”, lire, écrire, bricoler, visionner des écrans. Si chacun recommande une lecture ou une vidéo sur YouTube à un cercle de dix personnes et que tous font la même chose, alors chacun reçoit neuf fois de quoi se distraire pendant des heures. Et si par-dessus le marché chacun retransmet neuf autres suggestions qui lui sont faite par d’autres groupes, la boule de neige devient multiplicative. C’est pire que l’omineux facteur R de la transmission d’une épidémie où, justement, le but est de le faire passer en-dessous de l’unité, ce qui correspondrait à une immunité collective. Il faut s’immuniser contre telle culture galopante, donc se réserver du temps.

Cela explique qu’en ces temps de longs temps vides, on n’ait plus de temps à soi. J’en ai juste trouvé un brin pour écrire cette réflexion qui coûtera au lecteur rapide environ cinq minutes pour la lire.


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4 thoughts on “Temps donné, temps repris”

  1. C’est un grand plaisir de lire ces réflexions. Et quelle belle langue. Une grande leçon. Merci beaucoup Arturo

  2. « Tu vois mon fils, ici l’espace naît du temps…»
    Parsifal – Acte I – R. Wagner

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