Dans le pays, lointain donc ami, de Symmetochi, l’économie nationale est avant tout basée sur la culture des cacahouètes et le transport maritime. Or il advint une grande catastrophe : Nafsika, navire fleuron de la marine marchande symmetochienne avait disparu. Il avait chargé une pleine cargaison de sacs de fistiki, variété locale d’arachide ayant une haute teneur en acides oléiques polyinsaturés ω-3, destinée à apporter une aide alimentaire aux pauvres du Mlimanyekundu, pays de notre ami Monsieur Wasiwasi. Aucunes nouvelles, aucunes traces, après deux mois de vaine attente la cloche sonna dans les locaux de la Lloyd locale pour annoncer la perte corps et biens du navire.
Les données du navire et du problème :
Construit entre 2003 et 2005 aux chantiers navals de Neapyrgo. Baptisé au prosecco le 13 mai 2005 sous le nom de « Elpida » par sa marraine Maria Katestramméno, seconde maîtresse de l’armateur. Après l’emprisonnement de celle-ci il changea de main et de nom pour s’appeler « Nafsika », naviguant sous pavillon libérien. Vraquier de 40’000 tonneaux, dont trois pleins de rhum pour l’équipage. Longueur 225 m, tirant d’eau 14 m, moteur de 13'800 CV, une hélice, vitesse de 14 nœuds. Équipage de 16 personnes provenant de pays divers, dont le Capitaine Bakaliáro, Symmetochien pur souche.
Comme il s’agissait d’un sujet de haute importance stratégique pour le pays, de multiples commissions d’enquêtes furent créées. Ne sachant vraiment pas ce qu’il fallait chercher ni comment le faire, d’oisives discussions se focalisèrent sur une question qui fut déclarée clé : celle de l’âge du capitaine. Tout le monde se le demandait parce que tous les médias en parlaient, ce qui est bien tautologique.
Pour résoudre ce problème l’agence Karikès, la plus haute instance scientifique du pays, lança un projet national de recherche à la participation duquel tous les instituts de sciences sociales et pataphysiques furent conviés. D’important crédits leur furent attribués ainsi qu’un centre de calcul disposant du plus super des supercomputers. Après plusieurs mois, congrès et publications, les résultats purent être résumés dans le diagramme suivant.
{Diagramme 1}
Les méthodes utilisées par les divers groupes de chercheurs pouvaient se classer selon trois catégories. La première ayant une approche purement stochastique, bayésienne ou Monte Carlo ; la deuxième adoptant des modèles basés sur des corrélations entre séries historiques des âges des capitaines et les longueurs, années de service ou puissances des bateaux qu’ils commandaient ; et la troisième prenant pour base des cartes astrologiques de deux types, l’un prenant en compte que Pluton est une planète et l’autre ne le faisant pas, ce qui mène à des résultats objectivement différents.
Les experts jetant un œil sur ce diagramme tombèrent d’accord avec les profanes, ce qui est exceptionnel : les résultats n’étaient pas concluants et ne permettaient pas de résoudre définitivement le problème.
Ce que personne ne savait c’est qu’une équipe de chercheurs avait triché : ils s’étaient introduits par infraction dans les locaux de l’armateur pour consulter les dossiers du service du personnel, toujours tenus strictement confidentiels. Dans la série de résultats il y avait donc une valeur exacte (bien que publiée avec une pseudo variance afin de faire plus sérieux), mais personne ne savait laquelle, et toutes les autres étaient entachées d’erreurs systémiques de jugement et de méthode.
Alors le gouvernement nomma un groupe interprovincial d’experts sur la question clé, abrégé GIEC, et le chargea de lui donner un avis sur l’avis à avoir sur la question, tout en sachant bien sûr que c’est celle de l’âge du capitaine qui restait primordiale. Le GIEC se constitua en trois sous-groupes, l’un chargé de l’étude technique, l’autre d’une étude d’impact, et un troisième de la mise en place dans les pays développés et en voie de développement de compétences générales dans ce domaine, programmes globaux aussi appelés « capacity building ». Le troisième groupe anticipa les résultats des deux autres et organisa des rencontres sur tous les continents afin de mobiliser les élites et les engager dans la résolution de ces évidents problèmes. Il y eu même un congrès mondial de la jeunesse dont on a la certitude qu’elle représente l’avenir dans l’actualité de la question. Le deuxième groupe, craignant soudain d’être dépassé par les autres, publia en catastrophe une analyse qui prévoyait de plus grandes catastrophes quel que soit le résultat auquel arriverait le premier groupe. Ce dernier, en fait le premier mais je commence à me mélanger les pinceaux, procéda à une méta-analyse des recherches faites jusqu’ici et, par une savante agglomération et pondération des résultats des divers instituts en fonction de leur « citation index » dans la littérature scientifique, arriva à la conclusion qu’il était « very likely » que l’âge du Capitaine Bakaliáro devait se situer entre X et Y ans et que c’était très préoccupant, surtout pour l’avenir de cet âge-là, dont on pouvait se demander s’il n’allait pas croître exponentiellement. Dans ce cas, very likely signifie que dans 95% des cas le Nafsika serait commandé par un capitaine dans cette fourchette d’âge, encore faudrait-il qu’un tel bateau change très souvent de capitaine pour en faire la vérification statistique.
Seul l’institut Eleftheriakí, un think-tank privé ne recevant pas de fonds du programme national de recherche, publia un article dénonçant trois choses : que les données à disposition ne permettaient en aucun cas d’estimer l’âge du capitaine, ni en exactitude ni en précision, que donc les affirmations du GIEC étaient complètement invalides, et surtout que l’âge du capitaine ne jouait aucun rôle dans la disparition d’un navire. Cela ébranla la communauté scientifique qui se senti attaquée et qui s’empressa d’expliquer aux médias et au gouvernement que le consensus scientifique constaté par le GIEC avait une autorité morale supérieure, et qu’un institut indépendant ne pouvait qu’être suspect, surtout s’il se comportait comme des négationnistes de la pire espèce. Exit Eleftheriakí.
L’activisme sur cette question clé perdura de manière forcenée, malgré qu’il fallût bien constater qu’à part blablater il n’y avait vraiment pas grand-chose à faire.
Cinq ans plus tard, un navire de la marine nationale des Tuamotu vint à la rescousse d’un radeau dérivant au milieu du Pacifique avec seize personnes à bord. C’était l’équipage, capitaine compris, du Nafsika. Ils racontèrent qu’en route vers le Mlimanyekundu ils reçurent un message radio dont ils crurent qu’il émanait du Batikanó, le quartier général de leur armateur, leur ordonnant de suivre une certaine étoile qui les mènerait vers un petit enfant qui venait de naître auquel ils pourraient offrir leurs cacahouètes en cadeau. Suivant ce guide ils furent surpris par une vague scélérate qui détruisit les superstructures, dont tout l’équipement radio. Des courts-circuits provoquèrent des incendies, attisés par la haute teneur en ω-3 de leur cargaison. Ils durent abandonner le navire et errèrent à la dérive pendant plusieurs jours avant d’aborder une île inconnue habitée par une peuplade inconnue qui se réjouit de leur arrivée car cela lui donnait l’occasion d’insuffler de la biodiversité dans une population en grand danger de consanguinité. Ils furent donc reçus comme des hôtes bienvenus mais devinrent vite des otages sexuels qui, tels des taureaux reproducteurs, devaient saillir toute femme en âge de procréer afin de bien métisser ce peuple. Au début très agréable ce rôle devint de moins en moins gratifiant. Constatant chaque printemps une courte période de forts vents dominants, ils se construisirent en cachette un grand radeau avec lequel ils purent enfin prendre la fuite dès la saison venue.
Ils furent rapatriés dans leurs divers pays d’origine et le Capitaine Bakaliáro fut reçu en grande pompe à Neapyrgo, sa ville natale au Symmetochi. On lui raconta tous les soucis causés par la disparition de son navire, en particulier celui de l’avenir de la marine marchande et de la culture des cacahouètes, et, après moultes tergiversations, on lui demanda s’il était possible qu’il communique son âge, donnée certes privée, mais d’intérêt stratégique. Il raconta alors que les années passées sur l’île sans nom du Pacifique lui avaient permis de réfléchir à bien des choses sur sa vie, et qu’en fin de compte la question de son âge n’avait plus aucune importance.
Les modèles d’estimation de l’âge du capitaine qui furent développés à cette occasion constituent une anthologie de la question ; un étage entier du musée national symmetochien lui est consacré.
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