La capacité humaine à se mobiliser est remarquable. Par son manque lorsqu’il s’agit de mettre en place des stratégies à long terme, par ses excès lorsque le temps presse. Les exemples abondent, et pourtant la capacité d’apprentissage de notre espèce ne paraît pas s’améliorer.
Politique de santé publique : alors que le risque pandémique était connu et reconnu dans les évaluations que faisaient les experts en la matière, chaque pays s’est trouvé désemparé face à un virus dont la nouveauté n’était pourtant pas surprenante. Orientés vers des solutions de cas connus et répétés, les meilleurs « plans pandémie » furent vite mis au rancart. Le système se supposait résistant, il n’était pas pensé pour être « antifragile »[1]. Chaque gouvernement a dû agir dans l’improvisation, sans but ni stratégie, avec plus ou moins de succès, d’incohérences et de chance. Les accuser par-dessus le marché de prise de pouvoir dictatoriale, c’est leur attribuer des qualités et des savoir-faire qu’ils n’ont pas. Une critique de la manœuvre sera bien nécessaire, mais ne permettra que très partiellement à se préparer pour la prochaine attaque virale qui, une fois de plus, sera bien différente des précédentes.
Politique migratoire : depuis plusieurs décennies, il ne se fait pas assez de bébés dans les pays occidentaux, si bien que leurs pyramides des âges deviennent obèses de la vieillesse. En conséquence, l’activité économique doit faire face à des besoins accrus de forces vives afin de succéder aux baby-boomers partant à la retraite et, plus particulièrement, de mobiliser des ressources pour leur fournir les soins que requiert leur grand âge. Pourtant, les politiques migratoires sont de plus en plus restrictives afin de satisfaire des objections idéologiques ou des anxiétés qui oppresseraient les populations indigènes. La nécessaire immigration poursuit néanmoins son cours, cahin-caha, bien que dans un ressenti d’insatisfaction pour les uns comme pour les autres.
Transitions énergétiques ou climatiques : c’est dans un activisme effréné qu’en Allemagne et en Suisse, une politique de transition énergétique fut mise en place à la suite de l’accident nucléaire qu’un grave tsunami avait déclenché à Fukushima. Sans les images d’explosions frappant les trois bâtiments hébergeant les réacteurs, et les ordres d’évacuation qui s’ensuivirent, cette réaction eût été toute autre. Avec le protocole de Kyoto, des considérations de politique climatique se sont manifestées, puis exacerbées avec l’accord de Paris et la dramatisation d’un prétendu état d’urgence. Toutefois, le GIEC montre dans son dernier rapport que, quel que soit le scénario, les mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre n’auraient pratiquement pas d’impact significatif sur la température avant au moins 20 ans. Tout cela serait suffisamment contradictoire et confus si ne s’y ajoutait actuellement une flambée des prix du pétrole et du gaz, pourtant une bonne nouvelle pour les climatistes puisqu’incitative à trouver des solutions énergétiques décarbonées. La désorientation est totale, et ce d’autant plus que les stratégies ne promeuvent qu’une variante dite « renouvelable », dogmatiquement, sans alternatives ni honnête pesée des conséquences. L’admissibilité du gaz naturel et du nucléaire comme solution partielle au problème climatique n’aurait eu aucun succès sans cette conjoncture géopolitique de l’approvisionnement énergétique de l’Europe. Attendons que les vannes se rouvrent et que les prix baissent et, tout soudain, la taxonomie d’animal de compagnie du méthane et de l’uranium sera remise en cause.
Santé, immigration, énergie : ces sujets très divers ont en commun des comportements similaires des décideurs et des influenceurs – gouvernants, législateurs, médias. Les complaintes habituelles sont prononcées à l’égard de ces « ils », les traitant de girouettes, d’idiots et/ou de salauds. Je ne le ferai pas ici, d’abord parce que ça n’est presque jamais vrai, et ensuite parce que les réseaux asociaux s’en chargent déjà. Leurs inconsistances et leurs retournements peuvent être jugés dramatiques, tragiques même, qui démontreraient leurs dysfonctionnements « systémiques ». Ce n’est pas faux mais trop facile à dire ; passer à un mode de propositions constructives est bien plus ardu.
Dans les cours de management et les préparations de programmes politiques, il est toujours question de vision nécessaire, d’élans primordiaux, d’enthousiasmes vertueux. Ce serait indispensable à la gestion de l’entreprise ou du pays. C’est oublier que les promesses les plus magnifiques d’avenir radieux et d’empires millénaires n’ont cessé de faire leurs victimes au cours de toute notre histoire. Et puis, les visions qui se veulent correctes et consensuelles restent simplement de gentilles platitudes. Gardons donc cela pour la publicité ou pour les consultations chez le psychiatre.
Il est aussi enseigné que toute stratégie doit être au service de l’accomplissement d’un but. Mais ici aussi il est facile de tomber dans le simplisme simplet. Tirer bénéfice d’une affaire, remporter une médaille olympique, construire un pont, gagner une guerre : voilà des objectifs faciles à définir et durs à atteindre. Mais les choses de la vie font que le but est souvent mal choisi parce que l’évaluation préalable s’avère fausse, que les conditions changent et que des dilemmes se présentent. Une fois bien mal parti dans une mauvaise direction, quelle attitude adopter qui ne soit pas de l’obstination ? Modifier un choix stratégique en cours de route peut être une grosse affaire… ou s’imposer par soi-même, obligé que l’on est de subir le principe de réalité.
Tout le monde opine que c’est faire acte de sagesse que de penser à long terme. Penser oui, mais dès lors qu’il faut passer à l’action, ce sont les contingences de l’actualité qui dictent les choix, même si ces choix peuvent projeter une longue ombre dans le futur. C’est pourquoi, au revers du bon sens stratégique, il faut s’accommoder de cette anti-règle : le court terme dicte le long.
C’est une caractéristique anthropologique, l’emprise du système 1 sur le système 2 selon D. Kahneman[2]. L’histoire mais aussi notre expérience personnelle montrent que, face à tous les aléas, nous réagissons par ce qui est une de nos plus grandes qualités : l’improvisation. Il n’y a pas de condition stable et routinière qui incite à se surpasser et sortir du cadre habituel. La créativité ne surgit pas de la mise en œuvre d’un plan bien élaboré. La solution de problèmes nouveaux passe par des crises qui doivent être salutaires sinon c’est la débâcle qui guette. Même sans contrainte de temps, nous usons de l’astuce de nous inventer des urgences ou de nous dicter des ultimatums. Intuitivement, nous savons que l’état de crise libère les esprits car les règles routinières ne fonctionnent plus. Tout le monde sait aussi que, dès le calme revenu, les frasques bureaucratiques reprendront leurs droits. Les meilleurs souvenirs, les récits héroïques sont liés à ces crises, malgré tous les malheurs qu’elles auront pu entraîner.
L’acte d’inventer de l’artiste ou de l’ingénieur, la découverte du chercheur, cela exige des moments de folie, ce fameux 1% de créativité qui sera suivi par 99% de labeur. Sans ce premier pourcent, rien d’autre ne peut se passer. Le long terme n’y joue aucun rôle, car il s’agit au contraire de saisir une occasion au moment où elle se présente, sans l’avoir planifiée bien que l’ayant chassée avec obstination. Même le philosophe doit se laisser posséder par des intuitions fulgurantes qu’il devra ensuite traiter avec méthode et courage, sinon il n’est qu’instituteur répétant ce qui lui aura déjà été enseigné. Il ne faut bien sûr pas minimiser l’importance des autres 99% qui exigent professionnalisme et expérience.
Lorsque beaucoup de temps est à disposition, ce sont les atermoiements qui primeront sur les prises de décision, surtout dans les cas les plus complexes pour lesquels le travail de compréhension requiert déjà de considérables efforts. On peut se permettre de ne pas se mettre d’accord, surtout dans des régimes où des opinions contraires peuvent s’affronter librement. Pour trancher un cas il faut que surgisse un état de crise, ou que tel état soit créé de toutes pièces. C’est institutionalisé en démocratie semi-directe, comme en Suisse avec le référendum s’opposant à une loi ou l’initiative constitutionnelle proposant un changement. Ailleurs, il faudra que s’exerce une pression extraordinaire pour qu’une décision doive être prise. Les urgentistes du climat ont tort sur le fond, il n’y a pas d’urgence. Cependant, leurs actions provocatrices sont la bonne tactique afin de faire bouger les choses dans le sens de leur croyance. Face aux agitateurs, les décideurs n’offrent que peu ou pas de résistance et, comme à Calais, acceptent de sacrifier quelques bourgeois pour obtenir la paix. Est-ce de la soumission plutôt que de l’adhésion ? peu importe, l’urgence est, par exemple, de ne pas se faire traiter de criminels pollueurs ou d’assassins des générations futures. Des décisions précipitées sont prises qui, même prétendant à la durabilité, ne tiennent pas longtemps la route. Depuis plusieurs décennies, les ONG écologistes ont développé un réel talent pour occuper ainsi l’espace politique, lobbyisme qui consiste à influencer une décision dans un sens partisan. Les populistes de tous bords usent de la même tactique afin de prendre le pouvoir ou de déstabiliser les institutions.
Il semble déraisonnable de fonctionner ainsi, à l’emporte-pièce et au coup par coup. Pourtant, contemplant les chaos de l’histoire, c’est comme cela que nos peuples ont évolué et que, même dotés d’intelligence artificielle ou d’autres prothèses, ils continueront de progresser.
À qui faire confiance ? Puisque des choix ayant une longue portée sont contingents d’événements circonstanciels, il est préférable de s’assurer que les décideurs soient dotés d’une solide culture et d’indépendance d’esprit afin que leurs actions ne s’égarent pas dans des voies incohérentes, frivoles ou bêtement partisanes. Ils se tromperont, bien sûr, mais avec la clairvoyance et l’humilité nécessaire pour corriger leurs actions. C’est avant tout la qualité et la probité des personnes qui permettra de faire des pas dans de bonnes directions.
[1] Nassim. N. Taleb. Antifragile: Things That Gain from Disorder. Random House, 2012. Concept: Wikipedia.
[2] Daniel Kahneman. Thinking, Fast and Slow. Farrar, Straus and Giroux, 2011.
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