Un ambassadeur de France parlant clair

Mardi passé, à l’aula de l’Université de Bâle, Frédéric Journès, ambassadeur de France en Suisse et au Liechtenstein, a éclairé un public venu nombreux pour l’entendre au sujet de la présidence de l’Union européenne et des priorités pour ce continent. Il a d’emblée bien précisé que dans un monde soumis à des narratifs de toutes sortes il était bon qu’on entende le sien tout en gardant un esprit critique. On pouvait attendre d’un diplomate de carrière qu’il entoure ses propos de cautèles mais c’est sans langue de bois qu’il s’est exprimé, ce qui mérite d’être salué.

Il fit un rappel institutionnel en comparant le Conseil européen, dont la présidence tourne de semestre en semestre, à une sorte de chambre haute de l’Union, un organe législatif, complémentaire au Parlement élu, alors que la Commission en serait l’exécutif.

Pourtant, premier point critique de ma part, ce Conseil est composé des gouvernants des 27 États membres, eux-mêmes soumis au contrôle législatif dans leurs pays respectifs. Le Conseil a pour but de se mettre d’accord sur des objectifs, de résoudre les dissensions entre ses membres et de sceller des compromis que la Commission devra exécuter. Cette dernière ne ressemble donc pas au Conseil fédéral suisse ou à la présidence américaine qui, eux, sont de véritables gouvernements qui orientent les stratégies et arrangent les compromis nécessaires. La Commission, assemblage de commissaires proposés par chaque pays et très indépendants les uns des autres, a bien sûr un rôle important à tenir mais pas celui du stratège ni de l’arbitre. Elle s’essaie à se montrer comme tel mais, à mon avis, s’égare dans des programmes qui tiennent plus de la comm’ et de l’envie faussement ingénue (p. ex., Green Deal, Farm to Fork) que des réalités de mise en place. Son budget (~1% du PIB) ne le lui permet pas, sauf un peu pour la politique agricole commune. Peu importe cependant cette question institutionnelle, ce sont les orientations que prend l’UE qui comptent.

Il rappela que les trois buts poursuivis par la présidence de l’UE, actuellement tenue par la France, sont l’indépendance, avec un meilleur contrôle aux frontières et traitement de l’immigration ainsi qu’une défense crédible, un nouveau modèle de croissance incluant un retour à la production qui tient compte des exigences environnementales et des défis climatiques, et une Europe plus humaine, fidèle à ses valeurs et à sa culture.

Dès le 24 février et l’agression russe contre l’Ukraine, la réalité a dépassé ces bonnes intentions et ce qui semblait devoir prendre des années pour arriver à un consensus s’est vu adopté à marche forcée, tant pour les forces armées et les livraisons d’armes que pour l’accueil de plusieurs millions de réfugiés en quelques semaines.

Ce qui est remarquable me paraît néanmoins problématique dans ce contexte parce qu’on n’est pas du tout sûr si les États-Unis, dans le cadre de l’OTAN mais pas seulement, poursuivent des objectifs communs avec leurs alliés ou bien mènent une politique qui sert uniquement leurs intérêts contre leur nouvel ennemi, la Chine. Il est peut-être tout autant naïf de faire confiance aux Américains qu’il ne l’a été de croire à une interdépendance économique fructueuse et porteuse de vertus avec la Russie. Armer en masse des troupes ukrainiennes dont on sait qu’elles incluent des milices problématiques est certes une chose à faire, mais cela n’ira pas sans de graves conflits internes dès le jour où un peu de paix sera revenue. On se souvient des moudjahidines afghans et des armes qui leur furent livrées pour les libérer de l’URSS, ou de la guerre civile espagnole qui fut suivie de quarante ans de dictature.

En réponse à une question relative à la neutralité de la Suisse, l’Ambassadeur a repris un ton très diplomatique, soulignant que c’est l’affaire des Suisses à en décider, mais notant avec grande satisfaction la reprise par le Conseil fédéral de toutes les sanctions décidées par l’UE. Quant à moi, je persiste dans mon opinion à ce sujet : cet alignement sur un bloc (co-belligérant ?) coûtera beaucoup de crédibilité à la Suisse dans le Monde et affectera durablement sa situation de garant du droit international humanitaire.  

Aussi, la nécessité d’une réindustrialisation du continent s’est vue renforcée par la fragilité qui s’est révélée au cours de la pandémie et par une reprise sous forme de pénuries et d’explosion des prix. Il a aussi fallu se rendre compte que dépendre de la Russie pour s’approvisionner en énergie n’est plus une bonne idée. Un renforcement de l’Europe consisterait à relocaliser les productions et investir dans celles d’avenir, comme les batteries au lithium.

Pour ma part je n’imagine pas un continent qui réinvestirait en tout et pour tout, car la mondialisation ne se laisse pas inverser. Même une puissante UE n’est pas en mesure de planifier quoi que ce soit dans ce domaine et ce n’est jamais le politique qui investit dans l’économie, il n’en a ni les compétences ni les moyens. En revanche, il peut aménager un cadre propice à ces investissements, ce qui provoquera des dilemmes en relation avec les vertus environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) qu’une doctrine devenant dogme est en train de marteler.

Il reste la question de l’Europe plus humaine, ce qui, si l’on considère que la Russie est aussi européenne, est battu en brèche par la guerre d’agression qu’elle a entreprise. L’ambassadeur souligne que les six paquets de sanctions mis en application par l’UE sont conçus pour durer et, in fine, affaiblir l’économie russe au point qu’elle ne pourra plus mener cette guerre. Ce n’est pas sans risque car il faut affronter une puissance nucléaire en territoire européen, une situation jamais rencontrée dans l’histoire. Il ne faut pas non plus se faire d’illusion sur la durée du conflit ni sur le temps qu’il faudra pour réconcilier les peuples. Une fois qu’un cessez-le-feu aura été installé, et faute de leaders incontestés pour initier un tel processus (tel le firent Adenauer et De Gaulle), il faudra des décennies pour trouver un véritable apaisement, ou même attendre que tous les témoins aient disparu pour que les blessures ne se ravivent pas. Cela implique des changements profonds des relations géopolitiques dans lesquelles l’Europe devra s’affirmer.

Mon sentiment est fait de perplexité. Une diplomatie intra-européenne, avec ses codes et ses évidences, s’attache à un développement d’une Europe « bien sous tous les rapports ». Pourtant les gens, citoyens de l’UE ou leurs voisins, ont de la peine à s’y reconnaître et continuent à s’identifier selon leurs nations respectives ; il en va de même pour leurs classes politiques. Le vocabulaire, le récit, le comportement de cette diplomatie semble bien rôdé mais doit se durcir et se préciser lorsque surgit une crise vraiment sans précédent. Cette fois-ci, il ne s’agit pas de jouer les sauveteurs en achetant des vaccins ou en faisant imprimer de la monnaie pour abonder des fonds européens. Il s’agit d’un véritable état de guerre avec un ennemi bien identifié et un reste du Monde qui s’affranchit d’un alignement sur l’Occident. La cohésion politique de l’UE est en jeu qui doit décider des sacrifices à faire afin de tenir une place que, vraisemblablement, seule la force militaire pourra démontrer, aidée par une diplomatie imposant du respect aux puissances du Monde. Ce n’est pourtant pas la Commission qui est en mesure de convaincre les esprits et mobiliser les forces, de n’offrir que sang, sueur et larmes, mais bien les dirigeants nationaux qui doivent s’en charger, loyalement après en avoir bien débattu. Les codes et les évidences bruxellois devront donc profondément changer. C’est la démonstration de la viabilité politique de l’Europe qui est à faire, sans ambages, dans le dur et le juste.


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3 thoughts on “Un ambassadeur de France parlant clair”

  1. Il est toujours facile de prendre position, la critique est utile, mais l’apport de solutions est plus constructif.
    Que ferions-nous aujourd’hui sans l’UE, je préfère penser à son amélioration plutôt que à son inutilité relative !

  2. Depuis 50 ans et plus, on doit « améliorer », « réformer », « corriger » tout ce qui ne va pas…
    Parions que dans 50 ans il en sera de même : « Ils » sont incompétents, incapables de construire l’avenir à plus loin que leur prochaine réélection..!

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