La neutralité suisse va-t-elle à vau l’eau ?

Mon pays est neutre. C’est ce que l’on m’a enseigné comme un fondement de notre nation et un statut reconnu dans le Monde. Des plus pauvres d’Europe encore au 19è siècle, il s’est développé industriellement, institutionnellement et culturellement au point de devenir la 20ème économie du monde avec seulement 1% de la population totale et sans autres ressources naturelles que de l’eau, des beaux paysages et des cerveaux. Cette prospérité n’est pas non plus le résultat de conquêtes ni de l’exercice de rapports de forces politiques ; elle a sans doute été favorisée par sa neutralité, expliquée de manière remarquable dans un article du Dictionnaire Historique de la Suisse et qui conclut : « Néanmoins, il n’y a unanimité ni sur sa définition, ni sur son rôle actuel, ni sur sa pratique. »

Ce manque d’unanimité est tout autant constaté à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Les critiques exprimées à propos de la neutralité de la Suisse sont autant empreintes de manque de compréhension, pour ne pas dire ignorance, que de jeux d’influences afin de la faire fléchir dans un sens ou un autre. Alors que, comme tout autre pays dans l’exercice de sa politique étrangère, la Suisse défend ses intérêts, il n’est pas certain que les Suisses dans leur ensemble partagent un sentiment commun à propos de leurs intérêts. C’est pourquoi, à chaque occasion pertinente – conclusions de traités internationaux ou survenue de conflits guerriers – des débats s’installent pour juger de la position à prendre et de la manière de la justifier à soi-même et aux yeux du reste de la communauté internationale.

Notre Conseil fédéral (CF) a ainsi décidé de reprendre les sanctions imposées à la Russie par l’Union européenne pour donner suite à son agression envers l’Ukraine, un pays souverain dont les frontières étaient déjà violées depuis 2014 avec la sécession de la Crimée et l’occupation partielle par des séparatistes de deux provinces à l’est du pays, les oblasts de Donetsk et de Louhansk qui forment le Donbass, qui n’a pas cessé d’être une zone de conflit armé depuis lors.

D’éminents juristes, en accord avec le CF, estiment que ces sanctions sont compatibles avec la neutralité suisse. Cela semble correct du strict point de vue de sa définition négative, celle de ne pas participer à l’effort militaire entre belligérants, ni directement ni par la livraison d’armes. L’objet principal de ces sanctions est pourtant l’affaiblissement de la puissance russe, touchant donc aux conditions de vie de la population, dans le but de déstabiliser le pouvoir en place. Ce qui est indubitablement une manœuvre guerrière de la part d’une partie au conflit (bien que non déclarée) doit aussi être évalué quant au respect du droit international humanitaire qui n’autorise pas de prendre pour cible les populations civiles. Notre pays s’est donc mis officiellement dans un camp, ce qui a immédiatement été reçu 5 sur 5 non seulement par les parties mais aussi par tous les commentateurs politiques dans le monde. « Victoire ! la Suisse en a maintenant fini avec son statut exceptionnel de neutralité. » Les arguties juridiques perdent toute leur valeur et si, par exemple, le survol de notre pays était exigé, ou l’extradition d’un oligarque, il n’y aurait plus aucun argument pour s’y refuser car le CF s’est enfermé dans son propre piège. On lui dira : « si vous êtes avec nous, vous ne pouvez plus être contre, même minimalement. » Le doigt mis dans l’engrenage, il devient impossible d’éviter que ce soit ensuite la main puis le bras, sans parler du reste, tête comprise.

Il faut du courage pour rester neutre dans un conflit alors que l’agression est manifeste, contraire au droit de la guerre. C’est ce que la partie russe a engagé le 24 février, peu importent les raisons invoquées qui sont de toute manière de la propagande. Le camp du bien est défini sans équivoque possible, c’est celui de l’agressé, ne pas le reconnaître serait compris comme une approbation tacite de l’agression. Pourtant ce n’est pas de cela dont il s’agit ; il est possible de désigner l’agresseur et de souligner toutes les infractions des parties aux lois de la guerre, cela n’a rien à voir avec la neutralité. Le courage consiste à insister afin de maintenir des conditions permettant de faire respecter le droit humanitaire, d’œuvrer pour que les populations soient protégées ainsi que leurs moyens d’existence, que tous les blessés reçoivent les soins nécessaires et que les prisonniers soient traités dignement. Insister veut dire déployer des équipes et réunir des moyens afin que des interventions humanitaires soient possibles, négocier âprement leur engagement dans les zones de conflit et dénoncer clairement les parties qui s’y opposent. Cela ne va pas sans prendre de risques ni engager des moyens coûteux. Dès lors que la Suisse prend parti dans un conflit, elle met immédiatement en question l’autorité et l’indépendance de l’institution dont elle se déclare pourtant protectrice, la Croix Rouge ou, plus précisément, le CICR. Pour la Suisse, prendre parti est une forme d’abandon de poste, elle qui ne cesse de répéter son engagement pour la paix et d’offrir ses bons offices. Plus personne ne la croira jamais plus ni ne s’intéressera à ses bons offices, asservie qu’elle sera désormais aux volontés euro-atlantiques selon les circonstances.

Il eût fallu du courage au Conseil fédéral de réitérer sa neutralité dans le conflit militaire déclenché par la Russie en Ukraine. Il était accusé par anticipation de frilosité égoïste par tous les médias, y compris les caciques de l’officielle radio-télévision suisse. Il aurait pu choisir une voie autonome, appliquer un régime strict de contrôle de tout commerce qui alimenterait le conflit, mais selon ses critères et appliqué avec rigueur, sans les incohérences de l’Union Européenne. Le président du CICR fait des navettes et, avec ses délégués, essaie de sauver ce qui est possible de l’être. Il doit agir dans la discrétion et ne laisser se fermer aucune porte. Le Conseil fédéral et sa diplomatie devrait le soutenir activement ; devenu partie il ne le peut plus.

Ne pas être neutre fait problème, mais il est possible de l’être. Le camp du bien n’est jamais défini que par le vainqueur. Quelle émotion doit prévaloir, celle qui nourrit le bon sentiment où celle qui s’en méfie et le tient sous contrôle ? Une question morale est aussi posée, celle de profiter économiquement du conflit en n’appliquant pas les sanctions qu’imposent les autres. On oublie pourtant que des profits seront aussi réalisés grâce aux sanctions, et pas nécessairement les plus ragoûtants. Rester libre de sa décision demande aussi de la force de caractère face aux injonctions des puissants et leurs menaces explicites (USA) ou implicites (EU). Il faut aussi accepter d’en payer le prix, même chèrement.

Il faudra bien du courage au CF pour sortir le pays du piège dans lequel il s’est précipité. Se croire du bon côté de l’histoire n’est pas à son honneur car cela n’anticipe rien pour l’avenir si ce n’est un asservissement encore plus marqué au bailli européen, lui-même soumis au hard power américain. Il ne suffira pas d’aligner des millions pour se racheter un brin de crédibilité, ce serait même contre-productif. Plutôt qu’aspirer à de gentilles visions (AVIS28), quatre principes de politique étrangère devraient être réitérés et martelés à l’envi :

  1. La Confédération suisse défend son intégrité et les intérêts de sa population. C’est dans ce but qu’elle forme des alliances ou se joint à des traités internationaux.
  2. La Confédération suisse soutient activement, donc avec les moyens nécessaires, le déploiement de tous les efforts de résolution des conflits et de protection selon le droit international humanitaire, en particulier les actions du Comité international de la Croix Rouge (CICR).
  3. La Confédération suisse est neutre en tous conflits qui ne menacent pas son intégrité, elle ne participe à aucun effort de guerre direct ou indirect d’aucune partie, n’applique pas de sanctions unilatérales et n’admet aucune obligation d’en appliquer qui ne seraient pas celles de l’entier de la communauté internationale (ONU). Elle peut prendre des mesures conservatoires concernant les biens que des belligérants ou leurs représentants peuvent avoir sur son territoire.
  4. La Confédération suisse entretient des relations contractuelles avec ses voisins de l’Union européenne fondées sur la coopération et la libre circulation des gens, des idées, des biens et des capitaux mais excluant toute politique contraignante en d’autres matières.

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2 thoughts on “La neutralité suisse va-t-elle à vau l’eau ?”

  1. https://www.tdg.ch/la-suisse-demande-lexclusion-des-fonctionnaires-russes-du-cio-574557111000?utm_source=sfmc&utm_medium=email&utm_campaign=TG_ED_9_ENG_EM_NL_SOIR_NOUVELLES_2022_AO&utm_term=2022-04-16&utm_content=2317297_

    et les membres du CF continue; virer les fonctionnaires russes; ah bon, et quel est le motif juridique du licenciement ? être de nationalité russe !!! cette russophobie à laquelle la Suisse participe, c’est vraiment consternant.

    le gouvernement suisse est d’une lâcheté incroyable; la Suisse doit conserver sa neutralité et proposer des solutions pour ramener la paix; au lieu de cela, elle suit tous ces pays européens qui au lieu de tenter de trouver et de proposer une solution pour mettre fin rapidement à cette guerre, font tout pour que çà continue, notamment en livrant des armes; tout cela sur l’ordre de l’OTAN; c’est inadmissible; mais pour trouver une solution diplomatique il faut reconnaître ses torts et ceux de l’Occident sont nombreux dans le déclenchement de cette guerre.

  2. 
    Monsieur Michel de Rougemont a traité avec beaucoup de courage le problème de notre neutralité. Il dit justement que notre CF se trouve dans un piège. Le CF a fait de grandes erreurs. Le CF a trahi par l’acceptation des sanctions notre neutralité. Monsieur Michel de Rougemont propose justement quatre prinicipes pour rétablir notre neutralité. La Suisse doit rester en même d’offrir ses bons services. Et elle doit continuer à offrir ses bons services. Je condivise l’article, les considérations, les critiques et les quatre propositions/principes de solution. Rester neutre ne ve veut pas dire soutenir l’agresseur et de rester passif. Rester neutre veut dire maintenir sa crédibilité et sa liberté pour convoquer les parties en guerre à la table ronde de la médiation, à la table ronde des bons services. Il faut arrêter le bain de sang, il faut arrêter cette guerre folle. Il faut trouver le plus vite possible la paix.

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