Quelle alternative à la notopie ?

Une fois la notopie décrite comme galopante[1], après que les utopies restent impossibles et les dystopies infernales, il faut se demander quelles alternatives sont à envisager face à telles illusions ou tels malheurs.
On se rend vite compte que se mettre à penser de manière positive est plus ardu que la démolition critique, et que le possible, l’atteignable n’a pas d’atours flamboyants et vendeurs. Voici mon troisième brouillon à ce sujet.

Rappelons que la notopie est une promesse populiste du centre et de la médiocrité. Ce n’est pas un avenir radieux qui est promis mais l’absence de vagues et d’aspérités, la transition vers le néant, la mort spirituelle d’un corps dont le métabolisme se voit paramétrisé pour satisfaire aux normes sociales mais aussi morales et comportementales. C’est en quelque sorte la survie sans vie, un néant imposé par anticipation. Notre civilisation s’y précipite, quel que soit le régime politique en vigueur.

Il serait présomptueux de faire un diagnostic précis et d’attribuer ces maux à des causes simples. Il y a combinaison entre un égarement spirituel qui a créé une quasi impossibilité de faire des choix autres que la mise en égalité de tout et de son contraire, avec un dévoiement de la science et sa méthode à des fins politiques, qui est aussi considérée comme malfaisante par ses exigences de rigueur, et encore avec l’accès indifférencié à toutes les mauvaises nouvelles du monde, factuelles ou mensongères, s’abattant quotidiennement come une apocalypse sans fin. Le sens des proportions et la mise en contexte ne sont plus de mise, l’assurance tranquille d’une personne équilibrée devient un exploit impossible, voire même une arrogance.

Proposer une thérapie, par exemple par l’avènement d’une sitopie, version opposée, affirmative et positive de la notopie, revient presqu’à chaque fois à proposer une utopie de plus, qui toujours réunit les conditions d’une dystopie certaine si elle devait se réaliser. Platon a pu l’expérimenter à Syracuse. Ce serait donc ridicule d’en proposer une, comme l’hôpital se moquant de la charité. Ou alors il s’agirait d’une liste de médicaments similaire à celle des commissions qu’il faudrait faire au magasin de la démocratie ou à celui de la dictature. Or la surconsommation de médicaments empoisonne.

Il y a cependant les principes fondamentaux qui sont à respecter car inviolables, comme ceux de la thermodynamique ou les axiomes mathématiques.

Il ne faut pourtant pas se laisser leurrer par des devises creuses comme « Libertté-Égalité-Fraternité » ou bien « un pour tous, tous pour un » ou encore le « E pluribus unum » qui vaut quand même mieux que « In God we Trust at the First National Bank ». Les utiliser ne fait qu’augmenter la confusion tant ce sont des mots ou expressions valises qui peuvent contenir toutes les significations que l’on désire y mettre. « Liberté » par exemple : dans le dictionnaire de l’Académie française sa définition est multiple et prend 1250 mots. Ce concept est bien plus jeune qu’on ne le croit, né au 13ème siècle en opposition à la condition de contrainte, car aspirer à la liberté suppose des entraves dont il faut s’échapper, une évasion. Dans la Grèce antique il était question d’autonomie, d’indépendance ou de souveraineté ce qui n’est pas tout à fait la même chose mais qui est aussi défini par rapport à son contraire. Comment peut-on penser qu’il y ait parfaite compréhension et concordance lorsqu’un mot comme celui-ci peut signifier tant de choses et que, par-dessus le marché, on tue ou se fait tuer en son nom. Que de barbaries n’a-t-il pas engendrées ? la Terreur de 93 déjà, une olympiade après la Révolution.

Pourtant, malgré que les principes humains fondamentaux, unificateurs et universels, soient sans cesse violés, il faut les affirmer. Tout d’abord celui du respect de la personne.

Respecter un individu va bien au-delà de lui accorder une liberté de mouvement, d’entreprise, d’opinion ou de lui garantir la propriété de ses biens. Cela demande de la bienveillance et le souci de le protéger, de la réciprocité aussi. Les fanatiques – d’un dieu, du climat ou du Paris St Germain – ne montrent pas de respect, ni pour les personnes ni même pour leur propre intégrité intellectuelle ou corporelle.

Jamais respecté celui-là non plus, il y a aussi le principe de l’enquiquinement minimum
(un terme plus scatologique est souvent approprié).

La mère abusive impose de mauvais débuts à sa progéniture mais elle est loin d’être la seule. La logorrhée législative et réglementaire que produisent les administrations et les parlements de par le monde est inimaginable. S’il fallait avoir tout ça en tête à chaque instant nous n’aurions aucune chance de survie. Et s’il est évident que la vie sociale requiert des normes, il n’est pas nécessaire de les multiplier à chaque occasion sous prétexte d’un vide législatif qui serait à combler.

Un principe inacceptable pour les idéologues de la contrainte est celui du laissez-faire.

Comment donc serait-il possible qu’aucun contrôle ne doive être exercé sur chaque entreprise humaine ? Le risque d’accident ou de tromperie est invoqué, ou des dommages pouvant être infligés à des tiers, mais c’est la perte de contrôle qui paraît intolérable, motivée par l’avidité du pouvoir et de l’emprise. C’est oublier que le risque est obligatoire, consubstantiel à la vie, et que son évitement obsessionnel mène à la notopie. Attention pourtant, pas de malentendu : le laissez-faire n’a rien à voir avec le n’importe quoi et l’anarchie. Des normes sont nécessaires, ne serait-ce que des règles de circulation, et des responsabilités aussi, celle du pollueur payeur par exemple qui suppose que l’on fasse ce qu’il faut, ce qui coûte, afin de ne pas polluer (et non simplement s’acheter des droits de polluer). Et il faut des sanctions pour les tricheurs. C’est là un des rôles de tout État, lui aussi devant peser ses responsabilités, accepter et encadrer les prises de risque.

N’invoquer que ces trois principes : respect, enquiquinement minimum et laissez faire tient déjà d’une idéologie, voire de l’utopie. Mais cette idéologie-là n’est teintée d’aucune intention coercitive, c’est ce qui la distingue de toutes les autres.

S’il faut accepter les bornes de la réglementation, nécessaires à la cohabitation sociale, ce ne sont pas des contraintes irrespectueuses ou castratrices dont il s’agit, elles ne touchent ni aux opinions ni aux croyances et n’exigent pas de comportements serviles. C’est une société ouverte, mettant la personne au centre qui agit en concordance dans un milieu social hétérogène. Elle permet l’action et, eh oui ça existe, le progrès. Le contraire haïssable est fait de communautés qui s’affrontent sur chaque sujet – identité, race, genre, religion, hiérarchies de valeurs et de personnes, privilèges – afin d’imposer des contraintes aux autres, au nom d’un bien soi-disant supérieur. Les plus extrêmes de ces idéologies coercitives n’ont même pas de but autre que celui de la destruction.

Une proposition pour une société ouverte ne doit pas seulement affronter les idéologies totalitaires, vielles comme les religions condamnant l’apostasie, ou modernes comme l’écologisme visionnaire pratiqué maintenant par des gouvernements et des organes supranationaux qui se sont laissés endoctriner.

Il faut que cette ouverture soit acceptable et désirable, même pour les indifférents et les complaisants, qui ne sont pas enclins à prendre les responsabilités que cela suppose et préfèrent se laisser guider par des populismes de tous bords dont celui du centre et de la notopie ; comme Nietzsche le subodorait : ceux qui volontairement rentrent à l’asile. Ne pas se soumettre ou fuir lâchement ? il est pourtant si facile et attrayant de se laisser leurrer et corrompre, même au sommet des États ou dans les universités.

Demeurons positifs, comme rien ne sera jamais en ordre il reste beaucoup à accomplir. Faisons fi de maîtres à penser doctrinaux, mortifères et sans humour., restons donc leurs désinvités, sortons de l’hommilière, soyons lucides, et balayons joyeusement devant notre porte.

Publication originale de cet article dans Antipresse 272 du 14 février 2021.

[1] Antipresse 269 du 24 janvier 2021 et billet de ce blog


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1 thought on “Quelle alternative à la notopie ?”

  1. Formidable, bien plus que brillant : somptueux d’intelligence des « choses », et non d’intelligence tout court dont on s’affuble comme d’un chapeau, celle qui n’existe jamais sans « choses » à comprendre, à dire, à imaginer, etc…
    Sans le vouloir et probablement sans le savoir, vous faites une illustration assez adéquate de (peu importe les détours pour le comprendre)
    « La conscience est le dernier stade d’évolution de l’organique »,
    aphorisme de qui vous savez, et dont je suspecte Descartes d’en avoir été TROP certain, jusqu’à le dissimuler dans son « cogito ergo sum », évacuant ainsi tout risque de brûler au bûcher en son temps.
    Il y en aura toujours, de ces bûchers, tant que nous voudrons vivre, « libres de … » (à chacun sa chaîne).
    Bravo et merci, Monsieur,
    Persoreille

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