Précipitation des idées : une analogie chimique

Dans Antipresse (No 242 du 19 juillet 2020), Slobodan Despot cite Thomas Roszak et son concept de précipitation de la pensée pour en faire l’analogie avec la « précipitation au sens chimique, consistant à faire tomber au fond du récipient les particules en suspension. »

En génie chimique, la meilleure des professions d’ingénieur, n’en déplaise aux autres, la précipitation d’un solide dans un liquide est un des phénomènes les moins aisés à contrôler. Il ne s’agit pas simplement de laisser sédimenter quoi que ce soit mais de purifier et d’isoler une substance. Bien que des règles pratiques soient connues, la théorie ne permet pas d’assurer les conditions de succès.

  • Il faut d’abord une sursaturation du soluté dans le solvant, sinon tout restera bien dilué.
  • Ensuite il faut pratiquer un ensemencement, c’est-à-dire ajouter des particules de la même nature (quelques kg bien moulus de la même poudre que l’on désire obtenir) ou étrangères (comme les fines poussières emportées par le vent sur des milliers de km qui sont des points de condensation pour former les gouttelettes qui composent les nuages).
  • La précipitation commence avec
    • au début, formation d’une suspension stable ;
    • puis croissance des particules jusqu’à ce qu’elles sédimentent du fait de leur taille.Si cette sédimentation n’a pas lieu, alors aucune séparation ne sera possible et il faudra recommencer le processus à partir d’une solution claire.
      Un refroidissement peut accompagner cette étape afin de maintenir un état de sursaturation au fur et à mesure de la précipitation. Mais attention ! à refroidir trop précipitamment (c’est bien le cas de le dire) le mélange peut prendre en masse au point de tout bloquer, agitateurs et voies de sortie. Le tout n’est plus cristallin mais amorphe et inséparable. La louche ou le marteau piqueur ne sont pas les outils préférés de l’industrie chimique.
  • Lorsque la vitesse de sédimentation est suffisante il est alors possible de filtrer, c’est-à-dire séparer définitivement le solide formé de la solution mère. Si l’on essaye de filtrer sans que la sédimentation soit suffisante alors la pression à exercer est trop forte, et l’on perd son temps et, éventuellement, casse le filtre.
    Dans une cafetière de type Bodum, du café moulu est mélangé avec de l’eau bouillante avant d’exprimer la boisson en pressant la poudre au fond à l’aide d’une grille. Leurs heureux propriétaires connaissent peut-être ce phénomène étonnant : selon les circonstances, la propension à sédimenter des particules leur fait exercer une force sur la grille que l’on sent alors attirée vers le bas, comme par une « pression négative ». Cette anecdote est significative pour notre propos, patience donc.
  • Par la cristallisation suivie du filtrage on opère non seulement la séparation solide/liquide mais aussi une purification, à l’exemple du sucre tout blanc et très pur qui se forme et se sépare d’une solution mère, sale et brune, dont on fera de la bonne mélasse en l’évaporant.

Cette leçon apprise, voyons si l’analogie tient pour les pensées, ou plutôt pour la formation et la consolidation de ce qui s’appelle communément l’opinion publique.

  • Sursaturation : accumulation de faits et connaissances autour d’un sujet, sans que cela ne préoccupe personne d’autre que quelques spécialistes.
  • Ensemencement : publication ici et là d’articles d’opinion à propos de ces faits pour en faire des grattages provocateurs.
    Des thèmes (issues) sensibles et bien isolables sont choisis comme cible : une pollution, une technologie (nucléaire, OGM), le nombre d’insectes ou d’ours blancs, Trump, les Russes (Chinois ou Boches), un racisme mais pas un autre, un virus et ses maladies associées, etc.
    Une bonne distribution et une certaine concentration sont nécessaires sinon la masse absorbe tout sans réagir.
    Les deux premières étapes sont du rôle de l’agitateur politique ; voyant que les conditions sont mûres il peut déclencher le phénomène. Il en faut en nombre, vite aidés par des compagnons de route pour multiplier les points de cristallisation.
    Sans cette sursaturation et cet ensemencement il n’y a presque aucune chance qu’une nouvelle opinion, une parmi tant d’autres, fasse son chemin, ou alors il lui faudra des moyens différents pour le faire, par exemple des situations de crise ou des impositions par des comités révolutionnaires.
  • Précipitation : qui se ressemble s’assemble, et cela et favorisé par un nécessaire brassage que fournissent les médias, même sans sympathie pour l’opinion en question, avec un catalyseur offert aux réseaux asociaux par les technologies de communication. À le faire trop vite un tas d’autres idées s’y amalgament en un fatras, sans aucune distinction possible.
  • Stabilité de la suspension : tout est trouble mais rien ne sédimente. Un mauvais pressentiment fait dire : « on va dans le mur ».
    Il est possible de revenir en arrière en diluant un peu (par diversion, p. ex. viser un ennemi étranger ou faire contrefeu avec d’autres thèmes) ou par réchauffement (réconfort, signaler l’héroïsme, faire vibrer une fibre patriotique, offrir du pain et des jeux). Cet état peut se maintenir longtemps, et souvent tout se dissout par soi-même, sans intervention volontaire. Un souci chasse l’autre.
    Selon ses préférences, le responsable politique veillera à stabiliser ou renverser la situation, ou alors il la poussera vers l’étape suivante, son opposant s’activant dans l’autre sens ; c’est peut-être pourquoi il y a de beaucoup de chauds-froids dans la vie politique.
  • Croissance. Ici il y a une différence notable d’avec la simple cristallisation : le nombre d’individus et les groupes adoptant une opinion sont aussi en croissance alors qu’ils n’existaient pas au départ, augmentant la masse qui pourra se séparer du milieu. C’est comme si une réaction chimique transformait le solvant en soluté pour l’agréger au produit. 
  • Sédimentation : l’irréversibilité se manifeste, une sorte de courant dominant (mainstream) s’établit.
    Par phénomène d’entraînement (cafetière Bodum), cette étape peut se dérouler extrêmement rapidement, surprenant même les plus avisés des observateurs (ou ceux qui se croient l’être).
  • Filtrage : c’est l’opération de séparation entre le bon et le mauvais, quoique le mauvais puisse aussi donner du bon (le rhum sous-produit des sucreries, le petit lait et ses vertus).
    C’est l’étape révolutionnaire. L’opinion ainsi décantée est devenue pure vérité, transcendante, que tous doivent donc adopter. Exemples : catastrophisme écologique et climatique, mythe de l’asservissement de minorités communautaires, l’ensemble du politiquement correct, mises au pilori.
    Lorsque la cristallisation ne se fait pas proprement et qu’une masse amorphe bloque et bouche tout, il faudra des ouvriers courageux et beaucoup d’énergie pour rétablir une situation claire. Les processus démocratiques sont en danger lors de telles remises à l’ordre.

Ces phénomènes de précipitation de la pensée ne concernent pas les bonnes pensées (vous savez ce que c’est lorsque vous en percevez une). Des concepts clairs et probants s’établissent par d’autres processus, plus lents et plus réfléchis, comme la théorie de l’évolution en science ou le concept de république en politique qui a mis plus de deux millénaires pour encore se trouver en phase de décantation.

L’histoire ne dit pas ce que devient le sédiment qui aura été isolé : redilué dans un milieu plus adapté il passera à l’oubli ou se transformera, ou il resurgira sous un autre visage pour passer par un processus identique, à l’exemple du narratif de fin du monde et des fascismes – religieux, rouges, noirs ou verts. Quant aux eaux-mères, une fois épuisées de sous-produits utiles, elles seront traitées de sorte que tout redevienne matière de base inerte ; c’est l’étape postrévolutionnaire du lavage de cerveaux.

Il y a actuellement simultanéité de multiples enjeux, avérés ou fantasmés, qui semblent être en situation de sursaturation propice au déroulement des étapes suivantes, connues bien qu’imprévisibles. C’est une forme de convergence de thèmes qui peut mener à une paralysie de la société car il devient inimaginable de clarifier ou purifier une telle mixture. Lorsque la pression est trop grande, une politique de détente préviendra l’explosion ; lorsque les agitations se multiplient et se concentrent c’est une dilution qui est nécessaire pour prévenir la prise en masse.

Allons-nous dans le mur, comme je l’entends depuis que j’ai des oreilles ? Ou ne sont-ce que des passades qui se dilueront comme d’autres ?

Comparaison n’est pas raison, mais ça aide à réfléchir.


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1 thought on “Précipitation des idées : une analogie chimique”

  1. In effetti posso applicare questo fenomeno chimico a quanto osservo su un tema che tratto, ovverosia sul tema -Energy Return on Energy Invested. E il tutto richiede molto tempo e pazienza.

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