Hommage à Éric Plattner, 1929 – 2016

L’annonce d’un décès est toujours accompagnée d’étonnement, de tristesse, de regret, mais aussi de reconnaissance. Étonnement car à chaque fois la finitude de la vie est rappelée alors qu’elle est nécessairement refoulée ; la tristesse est ressentie, en sympathie avec celle des proches du défunt, parce ce départ signifie qu’un lien se brise ; le regret concerne tout ce qui aurait pu être et qui n’a pas été entrepris ; mais aussi vient un fort sentiment de reconnaissance pour ce qui nous a été donné en connaissant et en faisant un bout de chemin avec cette personne.

Le 7 mars, au cimetière de Seltisberg, Dominique et moi sommes allés rendre un dernier hommage à Éric Plattner, Dr ingénieur chimiste, ancien professeur de génie chimique et membre de direction dans l’industrie chimique bâloise. Lors de cette cérémonie j’ai été surpris de ne repérer aucune tête qui venait du monde professionnel du défunt ; étais-je le seul, n’y en avait-il aucun autre ou ne les ai-je pas reconnus, je ne sais pas. Mais il me semble approprié de témoigner ici de ce que j’ai pu entrevoir de sa vie professionnelle et du respect et de l’admiration que je lui portais.

Il fut d’abord pour moi le professeur enseignant le génie chimique, ces opérations de réactions, de mélanges, de séparations et purifications qui, savamment combinées, permettent de créer et fabriquer des substances utiles ou futiles. Ses cours étaient d’une grande clarté et il s’appliquait à nous enseigner une manière de penser les processus jamais de manière isolée mais comme parties d’un système à optimaliser. Je me rappelle une explication du dimensionnement d’une distillation fractionnée selon la méthode graphique (règle à calcul et papier millimétré étaient les outils de l’ingénieur) de Ponchon-Savarit qui résolvait simultanément les bilans de masse et d’énergie ; ce fut une de ces leçons brillantes dont on se souvient longtemps. C’est grâce à de tels cours que je me décidai de choisir ma spécialisation dans le génie chimique. Le Prof Plattner fut donc mon directeur de thèse.

Je n’ai jamais su comment il avait pu convaincre sa direction de créer un institut de génie chimique vers la fin des années soixante, au moment où l’École polytechnique de l’Université de Lausanne allait passer sous le giron de la Confédération. Dans un hangar situé à Saint- Sulpice, pas loin du site où devait ensuite se construire la nouvelle EPFL, nous nous trouvions donc, à la fois assistants et doctorants, à monter des travaux pratiques pour les étudiants et à effectuer des recherches dans son domaine de prédilection, l’électrochimie organique. Ce fut un temps de grande liberté avec un vrai patron qui ne se prenait pourtant pas comme tel.

Il avait deux casquettes et deux bureaux. À Bâle l’industriel développait des procédés de pointe pour la fabrication de nouvelles spécialités chimiques et pharmaceutiques, et à Lausanne et Saint Sulpice il s’adonnait à la recherche et à l’enseignement. Il faut dire que ses collègues bâlois, que j’ai bien connus plus tard, le considéraient un peu comme un extraterrestre et que le monde de l’EPFL trouvait assez bizarre que l’on puisse concilier des activités économiques avec la pureté académique. Mais, même s’il connaissait bien les codes de ces deux communautés, le Prof Plattner n’était pas trop intéressé et encore moins influencé par ces considérations car, surtout, il ne pratiquait pas l’intrigue. Il a aussi consacré beaucoup de temps à donner un cours d’introduction à la chimie industrielle aux étudiants d’autres départements de l’EPFL. Ce que d’autres professeurs déléguaient de manière dédaigneuse, lui, il le faisait afin d’apporter par lui-même un brin de culture technologique à des jeunes ayant tendance à une spécialisation à outrance. Son enthousiasme était dédié à ce qu’il faisait et non à ce qu’il fallait en penser, et sa fierté pouvait être blessée si l’on méjugeait ses réalisations.

Homme pressé et occupé, il nous fallait nous battre entre doctorants pour savoir qui irait le chercher le matin à la gare de Lausanne (il se levait avant les poules à Seltisberg pour, chaque semaine, venir passer deux ou trois jours dans sa ville natale) et ainsi pourrait disposer des quelques précieuses minutes du trajet pour parler de son travail avec lui.

Dans le cadre de l’entreprise il a contribué à éduquer ses collègues chimistes, souvent bricoleurs de haut niveau, à la rigueur industrielle, celle qui est de la responsabilité de l’ingénieur. Esprit concevant des systèmes entiers il savait aussi s’attacher à résoudre des problèmes spécifiques d’un procédé chimique, là où le détail comptait pour que le tout soit cohérent. Nous parlions de procédés devant intégrer l’efficience, la sûreté et la minimisation de l’impact sur l’environnement ; lui, il les faisait.

Pour lui l’électrochimie organique devait offrir des moyens d’oxydation ou de réduction bien ciblés et sans qu’il faille mettre en œuvre des quantités de réactifs, substances souvent dangereuses, et de générer des sous-produits dont il faudrait se débarrasser. À l’échelle industrielle l’électron n’a pas encore remplacé la molécule, mais ses recherches ont permis d’en savoir plus sur les réactions et les types de réacteurs qui permettent de le faire.

Lorsque la chimie bâloise commença son déclin autogéré, au début des années nonante, il fut « offert » aux collègues les plus anciens de Ciba-Geigy de prendre une retraite anticipée selon un programme ironiquement appelé desiderio. Cela fut un choc pour beaucoup, aussi pour le Prof Plattner car jamais il n’aurait pu envisager que l’on puisse se passer du type de contribution qu’il apportait à l’entreprise (le département de développement technologique dont il était un des directeurs fut supprimé). Heureusement, ses activités à l’EPFL purent se poursuivre encore longtemps. Après son départ je pus faire en sorte que périodiquement il rencontre un groupe de chimistes qui développaient des procédés pour de nouveaux pesticides et herbicides afin qu’ils lui présentent leurs projets et qu’ils en discutent les points clés. Ces jeunes chimistes, incrédules au début, apprécièrent grandement ses conseils et ses questions critiques ; les réunions durèrent toujours bien plus longtemps que prévu ; et je crois savoir que lui aussi en tira satisfaction.

L’homme Plattner fut, bien sûr, bien plus que l’ingénieur et le professeur que j’ai connu. Il avait d’autres intérêts, navigation à voile ou gentleman farming en Toscane, et surtout une grande famille, dans son Île au Trésor son épouse Marianne étant au moins aussi active et passionnée que lui. Entre professions et passions, et ce avec culture et intégrité, je n’exagérerai pas en disant qu’il aura mené une vie bonne.


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