Jeunes générations indifférentes aux idéologies.

Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils devenus collaboratifs, empathiques et non capitalistes comme le prétend avec enthousiasme Jeremy Rifkin, vieux gourou du malthusianisme ? Ou alors sont-ils repliés dans un narcissisme aigu accompagné d’un repli sur soi et d’un utilitarisme amoral ? C’est ce qu’oppose Luc Ferry à Rifkin dans une chronique du Figaro du 6 août dernier en se basant sur une enquête effectuée aux États-Unis auprès de 14 000 étudiants.

Il est assez clair que, comme tous les futurologues auto-nommés, Rifkin prend ses désirs pour réalité. Mais Luc Ferry, même s’il touche un point sensible de l’évolution de nos sociétés post-modernes, donne-t-il des pistes pour nous indiquer où cela nous mène ? On ne peut pas lui en demander tant en un court article mais cela vaut la peine de se poser la question.

Ma génération a été éduquée par des parents qui avaient vécu l’avènement du bloc soviétique et les douze ans du régime nazi. Baby-boomers nous avons été baignés dans la guerre froide et les désinformations qui lui ont été liées, mais nous avons compris (de chaque côté du rideau de fer) que la dissuasion nucléaire était la clé d’une paix toujours incertaine. Il n’empêche que ce fut l’époque de la dominance idéologique gauchiste de Sartre, ses épigones et des compagnons de route qui proclamaient « progressiste » toute avancée du bloc soviétique et du marxisme en général. Ainsi le récemment décédé Jean Lacouture louait la révolution cambodgienne même lorsque ses atrocités en ont été vite révélées ; ce salaud-là ne s’en est jamais repenti, bien au contraire.

Ce fut une époque relativement simple : les cocos, les réactionnaires, quelques extrémistes terroristes bien classables dans des luttes bien connues. Ce fut aussi le temps où les « limites à la croissance » ont été inventées, mettant en doute l’idée de progrès technique et économique. L’ennemi n’était plus seulement désigné à l’extérieur mais bien au sein même de notre société.

Depuis la chute du monde soviétique ça s’est plutôt compliqué.

Une abondance d’offres de toutes sortes bombarde la génération de nos enfants et petits-enfants. Ce n’est pas seulement orienté à la consommation dite débridée (ça c’est l’idiote critique moralisante des frustrés), mais aussi et surtout c’est un vaste éventail de possibilités religieuses et politiques qui s’ouvre, dans lequel il est quasiment impossible de trier. Une grande confusion.

Tous les deux téléjournaux –le premier pour faire l’annonce, le deuxième pour confirmer que tout le monde en parle– on reçoit un message du « moment historique » ou de « catastrophe imminente ». Tout prend une importance majeure et tout le monde se prend au jeu d’en faire des analyses savantes et d’autant plus inutiles que ces mouvances ne s’avèrent qu’éphémères.

Face à cette abondance d’offre cette génération a appris à développer des mécanismes de résistance, par l’indifférence. On le voit aussi avec la pub pour laquelle les jeunes sont bien moins crédules que les anciens.

À mon avis il ne s’agit pas de narcissisme ou d’enfermement ; si le repli sur soi est bien favorisé par les réseaux dits sociaux il ne leur est pas dû. Les jeunes d’aujourd’hui aiment tout autant leur prochain que les jeunes d’avant. Mais eux, ils ont compris que croire bêtement, comme la foi du charbonnier d’antan, n’est pas souhaitable. Cependant se donner des repères est devenu un exercice compliqué car pour faire des choix il faut comprendre de quoi il s’agit, et pour comprendre il faut y porter attention, ce qui demande du temps et des efforts. Comme ils ne sont pas moins paresseux que leurs ancêtres, mais certainement plus malins, ils préfèrent rester en dehors de ce jeu-là. D’où l’indifférence choisie plutôt que le militantisme imposé.

Paradoxalement, l’idéologie se profile en arme fatale face à ce désintérêt. Le terrain politique, laissé en jachère par la masse des indifférents, peut être aisément occupé par de petits groupes très actifs. Avec la persévérance du fidèle croyant ils peuvent ainsi monter leur schmilblick sans que cela n’inquiète grand monde. Et à force de répéter leurs slogans sans qu’ils ne soient vraiment exposés à la contradiction on se trouve devant des vérités devenus irréfutables, et cela grâce à cette apathie des masses que l’on n’a pas convaincues mais pas non plus irritées. Qui ne dit mot consent. Beaucoup de ces idéologies naissantes (ou renaissantes) restent confinées à des cercles restreints ou font long feu, diluées qu’elles sont dans cette indifférence salvatrice. Mais pour celles qui auront été densifiées et qui peuvent avoir des points de cristallisation alors une déferlante totalitariste devient possible, voire probable. C’est une telle situation que les activistes de tous bords cherchent à établir, les fameuses conditions subjectives, complément indispensable aux objectives.

On se souvient de ces expériences de chimie dans lesquelles une solution sursaturée est amenée à cristalliser en frottant une baguette de verre le long de la paroi de l’éprouvette : tout d’un coup tout précipite, on ne peut presque plus remuer ; et plus ça cristallise vite plus la masse solide est amorphe. Le mécanisme d’initiation reste assez mystérieux, ça n’empêche pas que cela se passe régulièrement. Le génie chimique mène à la philosophie politique.

Les exemples ne manquent pas où l’on peut se croire en eaux claires alors que le trouble peut venir à tout instant : nationalismes à tendance fascisante, djhadisme, écologisme militant, centralisme bureaucratique (Europe, ONU). Ce qui est nouveau c’est que même l’establishment y participe. Les transitions énergétiques décrétées partout dans le monde occidental ou la lutte pour ou contre le climat en sont des manifestations concrètes et inquiétantes.

On s’en sort avec la dilution par l’abondance et la diversité de l’offre, et par la déconstruction systématique de toute théorie qui voudrait s’institutionnaliser. Mais l’analogie avec le processus de cristallisation laisse penser que certaines de ces idéologies peuvent rester non décelées jusqu’à ce qu’il soit trop tard. L’indifférence est dangereuse. Restons vigilants.


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