Bien des atouts de la Suisse se trouvent dans ce qu’elle n’a pas.

La comparaison des performances entre pays n’a pas d’intérêt en soi si elle ne cherche à comprendre comment et pourquoi les uns ont su développer avec plus de succès des avantages compétitifs que d’autres qui, disposant de la même connaissance, réussissent moins bien leur progression.

Selon le World Economic Forum (WEF) l’indice global de compétitivité[1] de la Suisse est le meilleur du monde, suivit de près par Singapour et la Finlande. Parmi les dix premiers on y trouve quatre  géants économiques (Allemagne, USA, Japon, Royaume Uni), trois asiatiques (Singapour, Hong Kong, Japon), et quatre petits pays d’Europe (Suisse, Finlande, Suède, Pays-Bas). Il semble donc que le succès ne dépende pas de la taille d’un pays, ni du continent où il se trouve.

Bien sûr ces évaluations peuvent être critiquées, sur la validité et la signification de ce qui a été mesuré, sur les oublis et les paramètres ignorés, en particulier culturels et sociaux.  Et chaque pays n’ayant pas démarré son développement dans la modernité avec les mêmes conditions initiales un biais peut se révéler chez les auteurs de la comparaison. Mais tout le monde s’accordera que la présence ou l’absence de deux ressources fondamentales, matière et culture, ont pour une grande part déterminé et déterminent encore l’essor d’un pays.

Pour développer des avantages comparatifs qui mèneront la Suisse à sa position actuelle il aura fallu composer avec ses carences innées :

  • L’absence de ressources naturelles,
  • La petitesse et la faible position stratégique du pays,
  • L’absence d’une identité nationale claire.

Ressources

Mis à part de l’eau en abondance cascadant sur de grandes dénivellations il n’y a pas de minerais ou d’énergies fossiles en grande quantité et les conditions de la production agricole sont précaires sur la plus grande partie du territoire.
Il ne faut donc compter que sur les ressources humaines.
Celles-ci se sont développées grâce aux travailleurs partis au service de l’étranger comme mercenaires ou comme artisans et qui au retour dans le pays apportèrent une connaissance du monde et des techniques venant d’ailleurs, sans oublier certaines richesses plus ou moins bien acquises. Cependant avant et au début de l’industrialisation l’émigration de personnes entreprenantes et courageuses fuyant la pauvreté et la disette pour aller au nord de l’Europe, en Russie et en Amérique a aussi affaibli le pays. C’est une situation dans laquelle se trouvent actuellement bien des pays du Sud.

Par leur situation géographique au carrefour des voies de communication européennes et par l’accueil des huguenots persécutés en France et en Hollande les villes de Bâle et Genève sont vite devenues d’importants centres commerciaux. Les flux de biens s’accompagnant de flux de monnaie les banquiers suisses ont ainsi pu s’installer à Paris et à Londres, prenant ainsi pied dans la finance internationale.

Grâce à l’énergie hydraulique les débuts de l’industrialisation ont aussi pu se faire en Suisse sans retard sur les autres pays. Mais le manque de matières premières a fait que dès le début ce sont des activités de transformation avec haute valeur ajoutée qui ont été entreprises : les métaux bruts sont importés pour être façonnés en machines, des processus chimiques sont développés au bord des rivières, [trop] facile dépotoirs à déchets, pour fabriquer des colorants puis des médicaments, l’industrie alimentaire se crée.  On se rappellera ici que les détenteurs du savoir-faire sont souvent venus de l’extérieur, chimistes huguenots de Lyon, industriels et ingénieurs britanniques et allemands.

N’ayant pas la possibilité de l’autosuffisance, tant agricole qu’industrielle, la Suisse doit impérativement importer une grande partie de ce qu’elle consomme. Cela serait insoutenable s’il n’y avait une activité exportatrice pour balancer les coûts des importations. Beaucoup d’autres pays ayant eu pendant longtemps un marché intérieur ronronnant n’ont commencé à ressentir ce besoin que lorsque la globalisation est apparue. Ce qui pour eux est un choc, les pousse à la défensive et les soumet à la tentation isolationniste est une condition connue de longue date par les  Suisses qui ont appris à s’adapter sans se fermer à des conditions extérieures toujours changeantes et menaçantes.

C’est donc grâce à l’absence de l’oreiller de paresse qu’est l’abondance de ressources propres ou coloniales que le développement de technologies de pointe s’est imposé comme une nécessité, et cela reste aujourd’hui un fondement de la compétitivité du pays.

Taille du pays

Avec ses 41’285 km2 dont la moitié est inhabitable la Suisse est un tout petit pays qui ne représente aucun danger stratégique pour ses voisins. Il en eût été autrement si la Savoie (française et italienne), la Valteline et le diocèse de Bâle-Mulhouse y avaient été entièrement annexés, mais on ne récrit pas l’histoire.

Lors du Congrès de Vienne en 1815 la condescendance des grandes puissances a permis que la Suisse ait des frontières garanties. Pour éviter les trafics d’influence entre ces puissances la neutralité lui a été imposée, ce qui est ensuite devenu une vertu de notre diplomatie.

Par sa position centrale en Europe et sa neutralité, et avec l’heureuse coïncidence de l’invention des principes humanitaires par le Genevoix Henri Dunant, la Suisse s’est profilée comme un lieu de débat et de résolution de conflits, un endroit où la trêve est constante. Cela lui donne une aura nettement plus large que l’on ne pourrait penser si l’on se limite à n’en considérer que les dimensions physiques et démographiques.

Petite du point de vue géostratégique la Suisse est pourtant devenue un grand de l’économie mondiale. Selon la taille absolue de son PIB et l’importance de sa place financière elle devrait faire partie du G20. Or elle n’y est invitée que sporadiquement comme observateur et fait l’objet d’un tir dense et croisé sur sa fiscalité et son secret bancaire. Son succès rendrait-il jaloux ? Ou alors sa taille financière est-elle maintenant perçue comme une nuisance à éliminer ? Si c’est le cas alors il faut souhaiter que la Suisse redevienne rapidement l’oublié du concert cacophonique international.

Identité et institutions

La Suisse veut se définir comme une « Willensnation » une nation construite par la volonté des peuples qui la constituent. Pourtant il est difficile de saisir clairement l’identité de ce pays et de ses habitants.

Les mythes du serment du Rütli en 1291, de Guillaume Tell et des batailles de libération de l’oppresseur autrichien ont été utilisés pour établir un fondement national qui mena à l’adoption de la première constitution en 1848. Au fond de soi-même chacun sait bien qu’il s’agit en grandes parties de légendes mais il n’empêche que cela a valeur de ciment commun.

Car sans cela il n’y a pas grand-chose pour expliquer et justifier notre cohésion nationale : la majorité linguistique alémanique est battue en brèche par trois minorités agissantes ; la distribution des confessions religieuses empêche toute suprématie ; aucun pôle citadin n’est le lieu où tout de décide (même si les Zurichois ont parfois l’arrogance de le croire) ; les cultures et folklores locaux sont forts alors qu’aucun agrégat culturel collectif n’a émergé. Le patriotisme, le sens des racines reste très local : on est valaisan, appenzellois ou d’une des vallées grisonnes bien avant que d’être suisse. Les multiples dialectes alémaniques et les accents si distincts dans les cantons romands renforcent cette diversité identitaire. C’est peut-être là la raison d’une intégration de migrants relativement harmonieuse comparée à ce qui se passe dans les pays voisins (plus de 23% de la population totale sont des étrangers, sans compter ceux qui ont acquis la nationalité).

Et pourtant le pays jouit d’une grande cohésion. Surtout vis-à-vis de l’extérieur on est fier d’être suisse, avec même un chauvinisme de type « y’en a point comme nous ». On rigole si le président Obama parle de ce qui fait les USA si spéciaux : eux ils sont terriblement standards, l’admirable exception c’est nous…

Ce mélange historique et culturel ne tiendrait pas cinq minutes si des institutions garantissant une bonne stabilité n’avaient été mises en place. Il faut toujours et encore rappeler que ce sont les Cantons qui ont délégué une partie de leur souveraineté à la Confédération ; s’ils se plient aux règles communes c’est parce qu’ils en ont décidé ainsi et non parce qu’un pouvoir central le leur impose[2]. La diversité législative entre les cantons est régulièrement critiquée par des esprits centralisateurs et normatifs ;  cette multiplicité est pourtant une condition existentielle pour la cohésion du pays.   Par sa constitution historique puis juridique le pays est resté fortement gouverné au plus près des populations, communes et cantons. L’organisation politique est faite d’une représentation proportionnelle au Conseil national et des voix égales des petits et grands cantons au Conseil des États, d’un gouvernement collégial de concertation (ce qui est différent de la coalition), et d’une démocratie directe incluant les référendums correctifs, obligatoires ou facultatifs, et les initiatives populaires. Au cours des années un subtil mode helvétique de gérer les affaires publiques en a résulté. Les consultations sont longues et pénibles. La rhétorique n’a pas trop de succès, aucun homme providentiel ne peut s’y profiler : c’est peu spectaculaire et ennuyeux, mais ça marche, apparemment mieux que chez beaucoup d’autres. Et comme il faut toujours trouver des solutions acceptables pour tout le monde, personne n’est vraiment satisfait. Paradoxalement cette critique – ou lamentation permanente – est un puissant moteur pour continuer à améliorer les conditions de la vie en commun dans le pays.

Pourtant ces institutions restent incomprises (incompréhensibles ?) à l’extérieur de notre pays. Sans cesse il faut rappeler à nos « partenaires » européens ou à nos « amis » américains que les bases du droit sont chez nous sous le contrôle référendaire des citoyens. Mais lorsque les négociations prennent un ton et une dureté inhabituelle pour nous la faiblesse gouvernementale voulue par nos institutions se révèle être un énorme désavantage. Notre gouvernement et ses représentants ont à mon avis trop vite tendance à anticiper un rapport de force défavorable, à proposer trop tôt des compromis et à n’exiger que ce qui est « raisonnable ».

Si par fierté il faut comprendre orgueil et satisfaction de soi il n’a a pas de raison d’être fier d’être Suisse. Par contre il est indispensable de cultiver la volonté de continuer à construire la Suisse sans excès de dénigrement ou d’adoration, et de bien se souvenir qu’il n’y a rien de naturel ni de définitivement acquis dans le bien-être et les performances actuels.



[1] L’indice est compose de 114 indicateurs répartis selon 12 « piliers » (rang de la Suisse entre parenthèses):
Institutions (7), Infrastructures (6), Environnement macro-économique (11), Santé et Éducation  (12), Éducation supérieure et formation (4), Marchés des biens (6), Marché du travail (2), Marchés financiers (11), Préparation technologique (9), Taille des marchés (40), Sophistication des affaires (2), Innovation (2).

[2] C’est pourtant ce que Napoléon a fait en imposant la création de la République helvétique, que l’on peut considérer comme précurseur de la constitution de 1848.


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