Diplomatie des États-Unis : comment peut-on se tromper si souvent ?

Après s’être donné la doctrine Monroe qui sanctuarisait le continent américain (surtout le nord) et s’interdisait d’intervenir dans les affaires européennes, les États-Unis d’Amérique développèrent leur fédération en isolation des événements du reste du monde. Des conflits au  Mexique et à Cuba soulignèrent que ces pays faisaient partie de leur zone d’influence primordiale et intouchable.

Cette politique fut menée de manière assez cohérente tout au long du XIXème siècle et début du XXème. Rappelons que le président Wilson fut réélu en 1916 en utilisant le slogan « He kept us out of war« .

Des premières encoches à cette politique apparurent avec l’émergence de leur force économique sous forme de velléités expansionnistes, avant tout pour développer leur commerce en Asie, Chine et Philippines. Aussi, avec la découverte du pétrole et de son utilisation pour les véhicules automobiles, ils se rendirent compte de l’intérêt stratégique que représentait le contrôle de cette matière première.

Mais c’est le même Wilson qui, le premier, développa la vision d’une Amérique exportant son modèle démocratique pour la libération et la paix des peuples. Après l’entrée en guerre contre  l’Allemagne en 1917 et la victoire de 1918 il œuvra à établir un équilibre international nouveau bien que son Congrès resta opposé à une trop grande ouverture de la diplomatie américaine.

Le président Roosevelt lui aussi avait une politique de neutralité jusqu’à ce qu’il fut contraint d’entrer dans le conflit de la seconde guerre mondiale à la fin de 1941 suite à l’agression japonaise de Pearl Harbour.  C’est avec la fin de cette guerre que la politique américaine changea radicalement. D’isolationniste elle devint expansionniste, de neutre elle fit de l’ingérence une doctrine essentielle à la résistance au bloc soviétique.

Déjà dans l’entre-deux guerres des compagnies américaines étaient impliquées dans la recherche pétrolière dans la péninsule arabique. Mais c’est en 1945 qu’avec le pacte du Quincy entre le gouvernement américain et la famille régnante saoudienne une première grande faute de genre fut commise : une nation fondée sur une constitution, avec des règles démocratiques et des tribunaux indépendants scellait une alliance avec un régime théocratique, appliquant une gouvernance fondamentalement en opposition avec les valeurs occidentales. Et cet accord valable soixante ans fut renouvelé en 2005 pour une même période.

Et depuis ce premier faux pas bien d’autres furent commis, s’appuyant en grande partie sur la doctrine des dominos : il fallait éviter qu’une pièce ne tombe dans le giron soviétique car sinon toute une série d’autres états tomberaient aussi. C’est ainsi que fut justifiée la guerre américaine au Vietnam. Et le Cambodge tomba dans l’horreur peu de temps après la défaite du régime de Saigon mais les dominos se sont arrêtés là. Même après la dissolution de l’URSS et du Pacte de Varsovie cette théorie est restée comme ancrée dans l’inconscient diplomatique américain. Tout régime qui pourrait être en désaccord avec la pax americana risque de se trouver intégré dans une alliance de pays voyous (rogue countries) qui menacent la paix dans le monde entier. C’est pourquoi il faut prévenir ce qui est improprement appelé terrorisme en soutenant des régimes autoritaires qui répriment leurs opposants. Et c’est ce qui donna et donne encore lieu à des alliances contre nature, comme celle du Quincy. Better safe than sorry !

Une théorie corolaire régit la conduite de la diplomatie américaine : tout ce qui est contraire aux intérêts des États-Unis étant intolérable il est légitime de s’y opposer par tous les moyens. On aura mal à savoir ce que sont les vrais intérêts américains mais il en est comme de l’arbitre de base-ball qui répondait à la question des critères objectifs déterminant s’il y a strike ou ball : « it’s as I decide myself». Paradoxalement cette théorie n’est pas explicitée en tant que telle par les Américains mais le maccarthysme du début des années cinquante et le Patriot Act un demi-siècle plus tard en sont l’expression irréfutable. If you are not with us you are against us!

Tout cela est aussi teinté d’un zeste idéaliste ou naïf de la propagation du modèle américain comme un idéal universel. On défend ses intérêts mais on se justifie par un besoin évangélisateur. Et il ne faut surtout pas croire que c’est une posture hypocrite ou cynique car ce n’est pas la nature profonde de l’Américain qui est – en généralisant grossièrement – plutôt amical, émotif et inconstant, mais sincère en tout moment. C’est ce qui explique peut-être pourquoi les Américains ne comprennent en général pas les critiques faites à leur égard. Même les milieux intellectuels de gauche (c’est un pléonasme) qui par réflexe ne tarissent aucune critique contre leur propre gouvernement savent se taire lorsqu’il s’agit de la sauvegarde de la nation. Le très critiqué G.W. Bush a bien été confortablement réélu fin 2004 alors même que la situation irakienne et afghane étaient plutôt mauvaises. Rappelons-nous sa question en septembre 2001 : why do they hate us so much?

Alors que l’Afghanistan était occupé par l’URSS les Talibans furent soutenus, entrainés et armés par les États-Unis sans qu’aucune considération ne soit faite pour les motivations profondes et les buts de ces moudjahidines. Que leurs valeurs soient à l’opposé de celles d’un pays libéral fondé sur l’état de droit n’avait pas d’importance ; l’utilité à court terme faisait oublier les contradictions fondamentales. On peut même parier qu’en son temps personne dans le gouvernement américain ne s’est posé cette question.

Les États-Unis ont sauvé l’Europe du chaos à deux reprises et les peuples du vieux continent doivent leur en savoir gré. Mais ce rôle passé ne leur donne pas la prescience de ce qui est nécessaire pour le futur. Et leurs erreurs diplomatiques s’accumulent. Cela va de soutenir des régimes autocratiques en Espagne, au Portugal, en Égypte, en Arabie saoudite, au Nicaragua, au Panama, ou à aider des futurs dictateurs à prendre le pouvoir au Chili  en 1973 ou en 1951 en Iran (les ennemis de mes ennemis sont mes amis), à fermer les yeux sur les activités de financement et d’armement de l’IRA irlandaise (les amis de mes amis sont mes amis) ou des Talibans, en passant par des essais de déstabilisation de régimes déplaisants tels que Cuba ou la Serbie, mais pas la Chine, le rapport de force s’exprimant tout de même. Dans certains cas les conséquences de leurs actions sont restées nulles ou bénignes comme au Portugal ou en Espagne. Mais au Proche et Moyen Orient et dans une moindre mesure en Amérique centrale un héritage empoisonné plombe des sociétés qui, bien que soulagées de certains tyrans, restent désorientées et ingouvernables, ce qui les mènent à la guerre civile. Bien sûr les États-Unis ne sont pas seul et unique responsable de ces états de fait, mais leur engagement quasi-systématique dans la mauvaise direction contribue de manière dramatique à un monde qui n’est pas meilleurs.

Une diplomatie basée sur une perspective utilitaire myope mène à regretter des fautes dont on dira trop facilement plus tard que dans le contexte de l’époque elles n’en étaient pas. Est-il nécessaire qu’un état, si bénévolent soit-il, s’arroge un rôle de policier mondial et que, par l’impossibilité de savoir ce qui est juste, il se trompe presque toujours ?

La lutte contre le terrorisme doit rester la tâche des polices et de la justice, ce n’est pas en créant un état de guerre virtuelle qu’on le vaincra, ni en désignant comme tel chacun qui se comporte de manière désagréable et dangereuse. Guantanamo et le Patriot Act sont des horreurs de l’histoire. Une société sûre de ses valeurs n’en a pas besoin, elle sait ne pas sacrifier son âme au profit d’une sécurité bien improbable. Fanatique à tout prix de sa propre norme démocratique, de la satisfaction des émotions immédiates, et du tout contrôlé, une société tombe vite dans l’outrance et perd ainsi les valeurs qu’elle prétend respecter. D’ailleurs sait-elle quelles sont ces valeurs ?

Ne leur reprochons pas de mettre les doigts dans le cambouis, mais demandons-leur de faire preuve de modération et de discernement comme par exemple de ne pas s’engager dans un conflit sans une réflexion profonde sur la manière avec laquelle on pourra le terminer. C’était plus clair au bon vieux temps : on faisait la guerre pour conquérir un territoire et le piller, pas pour se poser en sauveur ou en grand ordonnateur.

Dans l’actualité mondiale les cas ne manquent pas où l’on se réjouirait qu’une stratégie claire et cohérente avec un horizon à long terme soit énoncée et mise en œuvre :

Égypte : le régime Morsi bien que démocratiquement élu mérite-t-il un soutien alors que, tel le NSDAP allemand en 1933, il s’est empressé de supprimer toute approche consensuelle dans la direction d’un pays qui a besoin de tant de choses diverses. Mais que faire avec un nouveau gouvernement dans un pays fondamentalement américanophobe. Pourquoi ne pas, pour une fois, se contenter de n’y rien faire du tout ? Idem en Tunisie et en Libye ou il reste impossible de savoir qui est ami ou non.

Iran : même si Israël a de bonnes raisons de désigner l’Iran comme le régime à abattre, un conflit armé apportera-t-il une quelconque amélioration à la situation. Les États-Unis sauront-il s’abstenir de fabriquer des preuves bidon sur le nucléaire iranien comme ils le firent sur les armes de destruction massives en son temps en Iraq ?

Syrie : chaque partie étant le tortionnaire actuel et potentiel de l’autre comment savoir si l’une ou l’autre mérite plus qu’un secours humanitaire (je sais qu’ils sont ennemis mais je ne sais pas qui et où sont mes amis). En cas d’ingérence le but ne peut pas être uniquement la chute du président Bachar el Assad ; il est plus important de savoir ce que devrait être le projet syrien à 2, 5 et 20 ans ?

Corée du Nord : en similitude avec la doctrine Monroe on peut considérer que ce pays est dans la zone d’influence de la Chine et que c’est à cette dernière d’y faire régner l’ordre et la paix. Un engagement américain a jusqu’à maintenant été évité et serait catastrophique s’il venait en confrontation avec les positions chinoises. La Corée du Sud et le Japon le savent.

Cuba : la tentation sera grande de jouer les gros bras sitôt les deux frères Castro enterrés. Les Cubains auront-ils enfin l’occasion de se déterminer eux-mêmes, même si quelques années de chaos pouvaient en résulter, ou seront-ils traités comme une sous-république à mettre sous maigre perfusion à l’instar d’Haïti ?

Pakistan : Cet énorme pays nous apparait comme dangereux car nous ne le connaissons pas. Cela en fait-il une cible pour les drones commandés de manière irresponsable par des geeks dans une salle climatisée ressemblant à un salon de jeu ? Les Pakistanais savent qu’utiliser même une petite bombe atomique aurait pour conséquence leur anéantissement, donc ils ne le feront pas. Sinon quels problèmes ce pays pose-t-il ?

Afghanistan : il est temps de quitter les lieux et de mettre la clé sous le paillasson. Malheureuses femmes et pauvre société, elles n’ont pas de belles perspectives. Après douze ans d’intervention qui peut être fier de quel résultat ?

Israël : l’engagement de la communauté internationale, et en particulier des États-Unis, que son existence ne saurait être compromise est une garantie nécessaire et indiscutable. Ceci étant il faut qu’Israël se débrouille pour régler ses problèmes de vie en commun sur un même territoire, d’autant plus que les Palestiniens jouissent maintenant de garanties similaires. Mais pour les extrémistes des deux bords tout compromis sera immanquablement tenu pour une intolérable capitulation. Alors qu’un nouveau « processus » s’engage (été 2013) il faut noter que pour la première fois les parties ont résolu de soumettre quelque accord qui soit trouvé au référendum populaire en Palestine et en Israël ; cela pourrait enlever de l’air des voiles des traditionnels neinsager car on nous rapporte que les peuples, eux, désirent une solution viable et durable. Les lobbies, AIPAC en Amérique ou Hamas et ses alliés (qui n’ont toujours pas renoncé à faire disparaître Israël de la carte), feraient mieux de proposer des solutions au conflit plutôt que de faire des discours et de réclamer des actes belligérants. Les milliards de dollars que versent les États-Unis chaque année pourraient être bien mieux investis, ou alors épargnés.

En révisant ces conflits en cours ou potentiels on s’aperçoit qu’un retour à une stricte doctrine Monroe pourrait être une voie salutaire pour les États-Unis et saluée par le reste du monde. Les seuls qui pourraient protester sont ceux qui se sont laissé corrompre, ce serait assez comique de les débusquer ainsi. En dehors de leur territoire les Américains n’ont pas d’intérêts autres que commerciaux à représenter et ils ne possèdent aucune légitimité à y imposer quoi que ce soit. Pour cela il faut que le Congrès et le gouvernement renoncent à intervenir partout et par tous les moyens, de vouloir donner des leçons au reste du monde, et de vouloir faire appliquer leurs lois, même fiscales, en dehors de chez eux. Cela coutera bien moins cher en vies et en dollars, bien que cela puisse poser des problèmes au complexe militaro-industriel qui devra se reconvertir vers des industries de culture, de loisir et de santé.

Better safe than sorry!

If you are not with us you are against us!

Why do they hate us so much?

Voilà trois expressions imbéciles qui devraient disparaître non seulement de la rhétorique américaine mais aussi de sa culture profonde. Hélas il est fort probable que ce vœu reste pieu.

 


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