Continuer la relation entre l’Union européenne et la Suisse

La mouche qui voletait dans la salle du Conseil fédéral le 26 mai dernier eût dû être équipée d’un microphone espion. Selon la tradition, rien ne sera dit des échanges au sein de ce collège gouvernemental, mais il ne fait pas de doute que ce fut animé. La vraie surprise fut qu’une décision d’une rare clarté confirma ce qui se subodorait : la poursuite d’un accord institutionnel avec l’Union européenne est abandonnée.

L’entier du milieu médiato-politique s’est alors empressé de rejouer un match qui durait depuis plus de sept ans. Ayant toujours le dessus du pavé, les esprits binaires se sont empressés de se réjouir d’une souveraineté retrouvée, comme si elle avait été perdue, ou de se désoler d’un début d’une ère glaciaire pour les relations avec un gigantesque voisin qui enclave notre petite Confédération coupable de défendre ses intérêts, comme si un mur allait se construire à nos frontières.

Rien ne presse pourtant et rien n’est cassé, ni les accords bilatéraux en vigueur, ni les relations qui existent aussi sans eux, par exemple les échanges de courant électrique.

Avant de tricoter une nouvelle stratégie, il faut savoir quels sont les buts à atteindre. Les milieux politiques ont plutôt l’habitude de proposer leurs solutions toutes faites, bien différentes selon leurs idéologies respectives, alors que les données du problème ne sont pas cernées.

La question fondamentale est toute simple : comment voulons-nous vivre avec notre voisin ? Elle suggère immédiatement son corollaire qu’il ne faut jamais ignorer : quelle relation l’Union européenne souhaite entretenir avec la Suisse ? Ce qui par ailleurs soulève une autre question, subsidiaire, qui est celle de la position de chacun des États membres. Car si l’UE dialogue avec la Suisse c’est avec un seul État et non pas 26 cantons et demi-cantons pourtant souverains, alors que dans l’autre sens, la Suisse doit se dépatouiller avec 28 partenaires, dont 27 États membres, des David influents et des Goliath arrogants.

Il ne fait pas de doute que l’appareil UE souhaiterait une adhésion de la Suisse, pour plusieurs raisons, tant de simplification que de mise à l’ordre du réfractaire que nous sommes. Mais il est tout autant certain que beaucoup respectent avec envie (et jalousie) l’exotisme que représente notre pays, avant tout ses institutions confédérales de démocratie semi-directe ; ils en comprennent aussi l’incompatibilité systémique avec leurs pays et leur Union. Malgré les ‘sommets’ répétitifs des chefs d’États ou les déclarations courroucées d’une Commission dont le pouvoir est moindre que celui du Conseil fédéral, il faut bien constater qu’il n’y a pas de position européenne au sujet de la relation avec la Suisse, mais plusieurs. Il faut aussi se rendre compte que les mécanismes décisionnels au sein de l’UE sont éminemment politiques et qu’une Suisse rétive peut faire l’objet de menaces et de sanctions, dans les domaines financiers et fiscaux avant tout. Notre diplomatie doit savoir jouer avec ces facteurs et surtout ne jamais anticiper des compromis puisque le poker menteur est une norme de fonctionnement du Conseil européen.

Pour les euro-turbos de notre pays, l’adhésion pure et simple résoudrait tout ; ce devrait donc être un but en soi. Ces enthousiastes vieillissent mal ; ils ne veulent pas se rendre compte que jamais le peuple et les cantons ne voteront une adhésion à une UE telle qu’elle se présente aujourd’hui, et encore moins telle qu’elle se dispose à évoluer.

L’UE aspire à « une union sans cesse plus étroite entre les peuples ». Après avoir procédé à une intégration économique qui incorpore déjà bien des normes sociales et environnementales, il lui reste à digérer les gros morceaux politiques que sont la finance et la fiscalité, la défense et la diplomatie. La baudruche qu’est le European Green Deal accélérera cette tendance par des mécanismes de captation fiscale et de redistribution qui impliqueront aussi de vastes réformes jusque dans bien des détails de la vie régionale et locale. Les contours que cela pourra prendre seront vraisemblablement plus centralisateurs, surtout depuis la sortie du Royaume-Uni, avec le moteur germano-gaulois servant de maître à penser dicter et les membres moins prospères tendant la main, même avec réticences. L’anti-subsidiarité est programmée, malgré les traités prétendant le contraire.

Ce n’est pas à la croisée de tels chemins que la Suisse pourrait se projeter comme membre de telle union. Même si notre population est composée pour plus d’un tiers de personnes ayant de récentes origines migratoires, elle a trop à y perdre, surtout sa cohésion politique et culturelle, menacée de voler en éclat à plusieurs reprises depuis plus de 700 ans. Toujours faussement mis en avant, les affaires de boutiquiers et les intérêts sectoriels ne font que semer la confusion.

La géographie contraint les deux parties à la coexistence, économique surtout. Rien ne s’opposera à élaborer plus d’accords de type technique, favorisant les échanges. La reprise quasi-automatique de normes européennes se pratique déjà sans difficultés, même si le Swiss finish que nos parlementaires discutaillent n’est souvent qu’une sorte d’ergothérapie pour satisfaire leurs ardeurs bureaucratiques. Les lignes rouges qui doivent l’interdire sont connues, bien que fréquemment non respectées : souveraineté des cantons, droits référendaires, neutralité armée et indépendante, fiscalité à plusieurs niveaux et frein à l’endettement, modèles éducatifs et sociaux ainsi que leurs financements, conditions cadres pour une économie compétitive, saine concurrence fiscale, protection d’une agriculture qui fournit des services environnementaux (mais qui devra un jour faire son aggiornamento, ce qui est un problème en soi).

Tant que la Suisse pratiquera une recherche scientifique et technologique de haut niveau, elle n’aura pas de problème pour que la coopération continue dans ce domaine ainsi que dans l’enseignement supérieur, même bien au-delà du vieux continent. Mais si elle se disperse en ravi de la crèche provinciale et étroitement écologiste, alors elle n’aura plus rien à offrir à personne. Dans ce domaine, les accords et les sous suivent l’excellence, et non l’inverse.

Alors, n’en déplaise aux intellectuels avides de système et aux idéologues dogmatiques, ce que doit poursuivre la Suisse dans ses relations avec l’UE n’aura pas d’ambitions institutionnelles et englobantes, car aucun bon argument ne justifierait de grands élans pseudo-héroïques ou des soumissions abjectes. Le but doit être de rendre cette relation banale, nécessitant aussi peu d’interventions que possible. C’est secteur par secteur que la relation bilatérale pourra continuer à prospérer. Si cela devait indisposer certains fonctionnaires et apparatchiks de l’UE ou de chez nous, cela n’a aucune importance, ils pourront céder leur poste à plus intelligents.

Dans les négociations, la Suisse peut faire valoir bien de ses atouts et attendre des contreparties au moins aussi valables : savoir-faire technologique, château d’eau permettant de mieux régler l’approvisionnement électrique de ses voisins, réduit juridiquement sûr pour le stockage des données et leur mise en nuage, savoir-faire diplomatique et humanitaire. Il faut aussi se souvenir que ces atouts peuvent se révéler des facteurs de nuisance pour ceux qui nous voudraient du mal. Il y a cependant une sale habitude dont nous devons nous débarrasser, c’est celle du compromis concédé par anticipation, de l’obéissance prématurée et de la prétention mieux-disante du premier de classe.

Les peuples heureux n’ont pas d’histoire, il faut que notre milieu politique le sache et évite de nous en raconter.


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2 thoughts on “Continuer la relation entre l’Union européenne et la Suisse”

  1. Ma France qui prends, en matière d’Europe, des « vessies pour des lanternes » – accord-fusion de Maastricht en 1992, referendum de 2005 corrigé en 2007 – tu ferais mieux de prendre l’Helvétie pour ta Lanterne ! Celle qui aujourd’hui encore t’éclaire sur le chemin à suivre de son identité et de sa souveraineté préservées…
    « La Suisse : 12 points !… »

  2. Excellente analyse. Pour prolonger: Franz Blankart était secrétaire d’État aux affaires européennes en 1992 quand le peuple suisse a voté non à l’EEE. 20 ans plus tard en 2012, retraité, il donnait une conférence à la fondation Monnet à Lausanne. Il donne alors la vraie raison de l’échec de cette votation: le responsable n’est pas Christophe Blocher… Il explique aussi pourquoi l’EEE était (et est encore ?) mieux que l’UE pour la Suisse. Et il y a en prime dans sa conférence une introduction qui est un petit bijou de philosophie politique, qu’il termine en disant, à propos de la 2e guerre mondiale: « Comme souvent, la chance fait oublier qu’on a eu de la chance ». Cela complète bien votre dernière phrase.
    À lire sur:
    https://jean-monnet.ch/evenement/franz-a-blankart-2012/
    et aussi
    https://jean-monnet.ch/wp-content/uploads/2018/07/conference-de-m_-franz-blankart-fjme-04_10_2012.pdf

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