Corrosion et corruption

L’acier se corrompt : au contact de l’oxygène de l’air et de l’humidité le fer qu’il contient devient lentement oxyde et se désagrège. Dans l’eau sans oxygène il ne rouille pas, dans l’air sec non plus. Il faut être trois pour cette danse. L’acier dit inoxydable se revêt d’une couche assez étanche faite d’oxydes divers qui le protège d’une attaque plus profonde. Cette corruption superficielle est utile pour conserver la structure du corps même de l’objet.

L’homme est corruptible, en cela il ressemble à l’acier. Pour que cela se passe il faut aussi trois éléments : un corrupteur (l’oxygène), un corrompu (le fer), et des moyens économiques (l’eau). La différence entre la corruption et une transaction commerciale banale est que le corrompu y commet – contre payement ou autre prestation – un acte en contradiction avec la loyauté qu’il doit à son employeur ou au bien commun afin que des avantages indus en résultent pour le corrupteur et pour le corrompu.

Plusieurs formes de corruption sont bien connues, elles vont du bakchich à la rétrocession de marges occultes sur d’importants contrats, ou à l’octroi de privilèges de toutes sortes.  Elle touche surtout la fonction publique mais aussi les entreprises privées peuvent en souffrir, par exemple par des cadeaux donnés à celui qui influence le choix d’un fournisseur. Dans un pays qui se pense volontiers vertueux comme la Suisse on sait se gausser de ces pays où la corruption est considérée comme endémique ou même comme une norme sociale séculaire. Et on veut croire qu’elle n’existe pas chez nous, ou alors à un niveau très anecdotique.

Pourtant on n’a pas besoin de chercher dans les affaires des autres, il suffit d’analyser les institutions de chez nous et de bien d’autres pays qui se classent en haut de la liste de l’indice de corruption de Transparency International [1].

Voici la distribution des rôles :

Le corrupteur : l’État ou plutôt ses représentants, législateurs ou exécutifs.

Le corrompu : une personne ou un groupe de personne en relation avec cet État.

Le moyen économique : la subvention.

Et le mécanisme est le suivant : par l’octroi de subvention l’État influence le choix des récipiendaires afin qu’ils changent leurs priorités et qu’ils agissent selon des critères qui, sans la subvention, auraient peu de chance de leur venir à l’esprit ou qui mêmes vont à l’encontre de leurs propres intérêts. A l’inverse certains corrompus professionnels pratiquent une chasse active aux subventions en toute impunité ; ils seront même salués comme de bons politiciens œuvrant pour le bien de leur entourage.

Bien sûr on peut justifier ces pratiques par le mécanisme démocratique et légal par lequel les dites subventions ont été décidées. C’est vrai, mais cela reste sans apprécier que ce jeu démocratique est le résultat d’arrangements politiques sur la répartition du pouvoir que vont exercer les uns sur les autres. Tu me votes ceci, je te vote cela et deux corruptions organisées en résultent. De bons petits cartels se créent, générant une culture de la corruption institutionnelle. Cependant modérons-nous et ne prenons pas ceci comme une règle absolue : la répartition des biens publics à ceux qui en ont besoin n’est pas toujours entachée de sournoises intentions ; mais hélas souvent.

Par ailleurs, même fondée sur de bonnes intentions, l’intervention de la finance publique sur les affaires particulières entraîne presqu’à chaque fois des dérives indésirées et des résultats contra productifs car selon l’adage « they set the rules, we play the game » il y a plus de créativité chez les individus que dans les institutions.

Une fois un système mis en place les gens s’y adaptent et sont tout étonnés qu’on puisse penser qu’il s’agit de comportements déviants. Ils ont raison, c’est devenu la norme ! Le policier mexicain prenant sa mordida pour ne pas coller une amende de trafic ne pense pas différemment ; ni l’officiel chinois dont les enfants sont casés dans des universités occidentales prestigieuses par de généreux « sponsors »; ni encore le fonctionnaire algérien qui prend un paiement en liquide ou se fait offrir des vacances idylliques pour faciliter l’autorisation de mise sur le marché d’une substance régulée. On veut croire qu’eux sont des vrais corrompus, alors qu’ils ne sont que bien adaptés à leur environnement. Car chez nous c’est du propre en ordre : on a des livres de comptes précis, et les fromages se répartissent si bien que tous en profitent. On se croit inoxydable mais on oublie que nos structures mêmes se sont en partie construites sur une corruption généralisée, et ce n’est même pas d’une grande conspiration de méchants contre les bons dont il s’agit : « Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient atteint.»

Les exemples ne manquent pas, en voici quelques-uns :

Banal : toute construction d’édifice, route ou voie de chemin de fer pour laquelle une subvention est prévue risque d’être dimensionnée par le maître d’œuvre non pas en fonction du strict besoin mais en fonction de l’épuisement maximum du subside prévu. C’est ainsi qu’apparaît un espace polyvalent à fonctions culturo-sportivo-militaires alors qu’une simple salle de gym était nécessaire. Que les fournisseurs locaux profitent aussi de la situation n’est qu’un aspect collatéral du phénomène, mais électoralement bien apprécié.

Un peu plus difficile, peut-être moins évident : les paiements directs aux agriculteurs pour contributions dites écologiques. Au risque de perdre une subvention l’agriculteur, par exemple au nom de la protection des animaux qui n’en ont jamais demandé autant, devra faire se promener ses vaches à l’air frais (même très frais en hiver) chaque jour pendant une demi-heure au moins. Or rien ne démontre que la santé des bêtes et du fermier s’en ressentent positivement ou négativement ; il n’en reste pas moins que cela implique un surcroit de travail donc un coût. Il faut donc corrompre l’agriculteur par une promesse de subvention pour qu’il fasse quelque chose qui lui coûte de vrais efforts et que, comme entrepreneur indépendant et responsable, il ne ferait certainement pas. L’avantage perçu par le corrupteur est la confortation du bon sentiment d’agir pour une hypothétique protection des animaux. Électoralement ça paie aussi, même si les négociations d’accords internationaux de libre-échange s’en trouvent irrémédiablement plombées.

Monstrueux : le rachat à prix coutant (RPC) de l’énergie électrique produite par une installation décentralisée telle que des panneaux photovoltaïques. Si calculé sur 25 ans le coût de revient de cette électricité à la sortie de l’installation en question[2] est de l’ordre de 30 à 40 centimes le KWh et si le tarif garanti de reprise est de 45 centimes par KWh il faudra bien que quelqu’un paie la différence. Or, selon ma récente facture d’électricité, le prix actuel tout compris pour un ménage est de l’ordre de 18 centimes par KWh, transport, livraison, taxes et impôts compris. Donc on octroie au producteur une marge de 20 à 50% en sus de ses coûts de production pour lui faire produire une énergie deux fois plus chère que le prix tout compris du marché. Et plus encore : dans la plupart des cas les compteurs sont installés de sorte qu’on lui reprend toute sa production au tarif RPC et qu’il rachète pour sa consommation au tarif normal du marché. Il produit pour 30 à 40, vend tout ce qu’il produit à 46, et rachète ce dont il a besoin à 18. Le corrompu, ce producteur malheureusement et pitoyablement fier de contribuer à l’hypothétique avènement d’un environnement meilleur, fait un investissement absurde et s’en voit plus que récompensé. Le corrupteur lui se trouve au sommet de l’État, au parlement : il consolide son pouvoir sur le marché, et sans vraiment en prendre la responsabilité provoque une hausse systématique et infondée du prix de l’énergie sous le manteau d’une transformation énergétique qui serait, tel le buisson ardent, apparue comme suprême. Pourra-t-on arrêter cela ?

Sournoi : les subventions accordées à des projets de recherche particuliers. Je ne parlerai pas ici du financement de la recherche et des programmes qui sont soutenus par les fonds dédiés à cet effet dans chaque pays ou dans l’Union Européenne.  Mais une machinerie d’importance est en place pour promouvoir la recherche et le développement associant entreprises et institutions. Une entreprise qui tombe dans ce panneau risque gros car immanquablement elle devra se plier aux exigences des programmes et s’engager dans des activités qui ne sont pas forcément alignées sur sa propre stratégie, et elle devra se plier à des contrôles pointilleux. Ainsi par exemple, à un développement sur l’effet d’extraits de plantes bénéfiques pour la santé on ajoutera un chapitre concernant l’écologie de ces plantes dans l’environnement particulier des Carpates ou d’ailleurs. Ou alors une entreprise disposant de certaines compétences les « vendra » aux institutions dans le but de financer une partie de ses coûts fixes. Si par exemple l’on dispose d’un laboratoire spécialisé dans le séquencement génomique on trouvera un projet de caractérisation d’une race particulièrement rapide de chevaux de course, obtenant ainsi le soutien moral de l’industrie hippique. Toute nouvelle connaissance qui en ressortira sera bien sûr vraie, mais d’une valeur anecdotique et faible. Le corrompu change le cœur de ses activités pour obtenir une subvention et le corrupteur, conscient ou ne voulant pas le savoir, peut se vanter de promouvoir la R&D, saint graal de la croissance et de la culture. Le bien commun n’augmente que d’une infime fraction, le budget se consomme, il faudra donc le renouveler[3]. Il y a même, scandale ultime, des consultants spécialisés qui se font fort de décrocher la timbale en présentant convenablement un projet car ils connaissent toutes les arcanes de l’administration bruxelloise. Ça en coutera des émoluments pouvant aller jusqu’à 20% des sommes accordées.

Changer ces systèmes est une tâche quasiment insurmontable et, par-dessus le marché, un suicide politique. Mais au moins en en parlant ouvertement devrait-on pouvoir rester honnêtement clairvoyant.

Il ne sert à rien d’être optimiste ou pessimiste par rapport à des choses qui sont hors de son propre contrôle, il faut simplement les subir telles qu’elles adviennent.

 


[2] Le coût de base « ex works » n’est pas le coût de revient complet qui devra  encore tenir compte des infrastructures de transport, des pertes de transport, et des coûts de stockage intermédiaires lorsque le courant produit ne trouve pas de preneur, la TVA … et les 0,45 centimes de prélèvement en vue de subventionner les énergies renouvelables.
Pourtant lorsque le fournisseur livre à de gros consommateurs industriels à un prix « tout compris » en dessous de 10 centimes il s’y retrouve encore, le prix spot oscillant entre 1.5 et 8 centimes par KWh au cours d’une journée ouvrable.

[3] En Suisse les projets CTI/KTI sont gérés de manière plus intelligente. Une entreprise sera soutenue par une recherche faite dans un institut universitaire mais c’est seulement l’institut de recherche qui obtiendra un financement. L’industriel devra apporter sa contribution au projet par ses propres apports matériels ou financiers. Avec un tel système une entreprise aura à cœur de ne s’engager que dans des projets vraiment stratégiques pour elle. Dans l’Union Européenne il y a une multitude de petites entreprises qui ne survivent que grâce aux paiements qui leur sont faits directement pour effectuer des projets subventionnés.


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