Équilibres précaires et salutaires

Au milieu de la Gerechtigkeitsgasse, rue principale de la Berne ancienne, la fontaine de la justice est dominée par la statue d’une femme aux yeux bandés qui tient une épée de bourreau dans une main et une balance dans l’autre. Les bustes d’un pape, d’un empereur, d’un sultan et d’un bourgmestre sont à ses pieds, ou alors sont-ce leurs têtes qu’elle aura coupées en exécutant son office. En tous les cas, cela indique que les pouvoirs en place doivent aussi se soumettre à son jugement.
Avant que ne frappe son épée, il faut compter qu’elle pèse bien le pour et le contre afin de rendre un jugement équilibré. Si elle est aveugle, c’est pour ne pas se laisser ni impressionner ni corrompre, être attirée par du beau alors qu’il pourrait représenter le mal ou être rebutée par le laid alors qu’il serait du côté de la vérité. Il y aura un coupable condamné ou un innocent libéré, ce qui satisfera ou non le plaignant qui réclame justice. Son bon sens, bien équilibré, ses connaissances lui permettent de trancher, ce qui ne conduit justement pas à une situation équilibrée. Avec sa balance il lui faudra détecter un déséquilibre, même faible entre de gros poids, ce qui lui permettra de décider et de formuler sa sentence.

Il paraît qu’il existerait un équilibre naturel. Rien n’est moins sûr. Il faut se rendre compte que, à l’instar de l’acrobate marchant sur un fil, c’est plutôt un état permanent de déséquilibres multiples qui caractérise la nature. Chaque inégalité suscite une réaction poussant à trouver une position dite d’équilibre ; sans telle inégalité rien ne se passerait, ni la photosynthèse, ni la prédation exercée par le loup sur les moutons, ni la victoire du courage sur la crainte. C’est dans une perspective dynamique que s’établit un sens de continuité et de prévisibilité, malgré les oppositions de forces qui peuvent être considérables.

La résultante de toutes ces forces qui s’opposent ou se conjuguent a les apparences d’un équilibre, ce n’est pourtant qu’un état temporairement stationnaire. La bonne santé est autant éphémère que la maladie, le vélo ne tient en équilibre que parce qu’il avance, et tout fini par changer. Par ailleurs, plus le système est complexe et formé de beaucoup d’entités de petite taille, moins il est fragile. Les gros morceaux sont les plus dérangeants.

C’est en fait une très bonne nouvelle que ce soit par des déséquilibres que fonctionne la nature, et nos sociétés aussi. Car nous ne vivons pas dans un équilibre thermodynamique qui existerait si l’état de A était exactement le même que celui de B, ce qui est d’ailleurs une représentation théorique idéalisée, jamais vraie dans le monde réel, et nous ne devons pas y aspirer. Dans cette éventualité, il serait impossible qu’il se passe quelque chose entre A et B ; ce serait une situation d’inactivité totale, sans travail ni changement, mais jamais une expression d’harmonie.

Peut-être est-ce là un état recherché par la méditation. Si c’est le cas, il faut espérer que ce soit pour de courts instants et que l’on revienne à la vie afin d’éviter que ne s’installe le néant.


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1 thought on “Équilibres précaires et salutaires”

  1. La méditation sert justement à ça (entre autre) : s’arrêter (un moment plus ou moins court, peu importe) pour prendre du recul et observer de cette position d’arrêt l’existence de ce mouvement incessant (dans nous, autour de nous), qui est à la fois signe de vie, et témoin de l’impermanence des choses, auxquelles il est vain de s’attacher. Et une fois le temps de la méditation accompli, on revient à la vie « courante » enrichi de ces deux apports.

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