Électrochimie des débats

Dans un débat des arguments passent d’un pôle à l’autre et des contre-arguments reviennent dans l’autre sens. Le débat n’existe pas si le récepteur des arguments y devient imperméable, si l’émetteur reste sans voix audible, ou si l’espace dans lequel il a lieu ne permet pas l’échange.

C’est exactement ce qui se passe dans une batterie électrique, il y faut une anode et une cathode (émetteur et récepteur), des ions positifs et négatifs (arguments et contre-arguments), ainsi qu’un électrolyte permettant à ces ions de migrer d’une électrode à l’autre (milieu). Parfois une membrane est disposée entre les électrodes pour effectuer une sélection des ions qui passeront de l’autre côté, le modérateur du débat en quelque sorte.

Une batterie fonctionne par cycles de charge et de décharge et à chaque fois un peu d’énergie est distraite, perdue sous forme de chaleur. Pour la charger il faut appliquer une tension entre les bornes plus forte que celle de l’équilibre, sinon rien ne passe. Pour la décharger un circuit extérieur doit être branché pour consommer l’énergie qui a été accumulée. La résistance interne de la batterie limite la vitesse maximale de charge et de décharge.

Si les électrodes se corrodent ou se couvrent d’une couche isolante, si l’électrolyte perd ses propriétés, par exemple en étant pollué par des éléments dépolarisants, ou si un court-circuit est établi entre les électrodes alors la batterie ne fonctionne pas ; elle peut encore contenir tous ses constituants mais elle a perdu sa raison d’être.

En analogie avec les cycles de batterie un débat se déroule par l’alternance de phases.  Il y a tout d’abord l’accumulation des faits et l’élaboration des opinions et des arguments qui les expliquent. Cela requiert une recherche et une analyse, donc du temps et de l’énergie. Puis vient la phase de l’épuisement des arguments dans un dialogue entre les parties opposées : on met sur la table tous les arguments jusqu’à ce que les différences soient assainies et que les tensions soient apaisées. Puis on recommence car une seule expérience ne fait pas science.

Idéalement parfait un tel processus mènerait à la fin de l’Histoire, à l’entendement général. Mais cette utopie ne se réalise jamais car, comme dans la réalité physique des batteries électriques, les imperfections sont suffisamment nombreuses et systémiques pour que l’on n’y arrive pas.

D’abord pour alimenter le débat il faut de l’énergie et tout le monde n’est pas disposé à la fournir, ou alors le fait en quantité insuffisante pour le mener jusqu’au bout, ou juste suffisante pour créer l’illusion qu’un débat a eu lieu.

Ceux qui trouvent le débat fatiguant, inutile ou même dangereux dépolarisent la tension, suggèrent quelques banalités ou amènent des éléments étrangers au débat pour mettre la pile à plat. On se met d’accord sur un malentendu car on préfère se mal comprendre à une honnête confrontation. C’est alors ou bien partie remise ou bien une forme de mort cérébrale.

Trop souvent – donc presque toujours –  chaque partie est pré-formatée par sa culture et son allégeance à la tribu dans laquelle elle vit. Comme l’électrode qui se couvre d’un isolant, le sectaire reste étanche aux arguments émis par toute partie opposée, même par un modérateur. Aucun courant ne passe et la tension monte jusqu’au point où l’une des parties renonce. En démocratie un vote sera organisé pour sanctionner et clore le débat, alors même qu’au fond rien ou peu n’aura été résolu car chacun campe sur ses positions et ne se soumet que provisoirement à une décision contraire à ses préférences. Ou alors, par une explosion plus ou moins violente, une décharge soudaine peut faire claquer le tout, c’est la guerre et ses destructions. C’est là le danger de polariser à l’extrême.

Et enfin il y a les paresseux qui n’ont pas assez bien préparé leur cas, n’ont pas tenu compte de la situation adverse, et qui se trouvent vides d’arguments et de substance avant même que la dispute puisse devenir fructueuse. C’est l’électrode perdue qui se désagrège à l’usage. La tentation est alors grande de cacher ses faiblesses par une posture d’intransigeance : on n’émet plus d’arguments et on se réfère à des principes que l’on décrète irréfutables. Pour ne plus perdre le peu de substance qu’il lui reste l’émetteur cesse de communiquer, le courant ne passe plus et, dans ce cas aussi, la tension monte jusqu’au renoncement d’une des parties, ou au clash final.

La technologie électrochimique n’évolue que lentement. Les possibles combinaisons de composants ne sont pas nombreuses, les matériaux des électrodes, les électrolytes et les éventuelles membranes font l’objet de progrès modestes, par petits incréments. Et pour que cela fonctionne tout doit rester très pur et très propre.

La culture (ou son absence) du débat public est vielle de plus de trente siècles. Elle ne progresse hélas que peu ou pas et reste exposée à des défis similaires à ceux de la jeune électrochimie.


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