Ne pas haïr la musique dodécaphonique.

Non je ne hais pas la musique dodécaphonique. Mais je ne l’aime pas non plus.  J’aime toutes sortes de musiques mais pas celle-là. Elle m’est étrangère, je la trouve même un peu contre nature car elle heurte à chaque mesure mon équilibre auditif qui jusqu’alors m’apparaissait tout à fait satisfaisant.

Et je sais que je ne suis pas le seul de cet avis. J’ose même croire que l’immense majorité des gens n’apprécie pas cette musique. Il y en a même qui la détestent et font tout pour l’éradiquer. Je ne vais pas jusque-là, tant que l’on ne me l’impose pas.

Je me réjouis si mes enfants écoutent la musique avec intérêt et discernement, la goûtent avec plaisir, et s’ils la pratiquent tant mieux ! Mais j’aurais de la peine à comprendre qu’ils se passionnent pour la dodécaphonie. Étant d’une nature assez tolérante je me résoudrais à l’accepter s’ils l’adoptaient mais non sans de grandes réticences ; en tous cas une conversion de ma part ne saurait entrer en ligne de compte. Je sais même que certains dodécaphonistes convaincus ne souhaitent pas vraiment que leurs descendants le soient aussi car ils comprennent que c’est une voie parsemée de sérieuses embûches qui peut mener à un certain isolement social.

On me dit que pour aimer une chose il faut la pratiquer, que celui qui critique sans connaître est un imposteur, et que ceux qui s’adonnent à cette musique ont une sensibilité très développée digne d’un grand respect. Cela rendrait donc presque obligatoire l’exercice de cette musique-là ! Comme je ne connais pas vraiment la dodécaphonie, comme je me permets de la critiquer et comme ma sensibilité artistique et intellectuelle n’est que très moyenne, dois-je donc me considérer comme exclu du débat ? Pourtant on condamne des meurtriers sans que les juges n’aient dû tuer, on débat de la représentation en démocratie sans avoir été élu, on apprécie un plat sans être cuisinier.  Je me sens donc légitime d’exprimer un avis sur la musique dodécaphonique malgré mon incompétence fonctionnelle dans ce domaine.

Pourtant dans les milieux de l’art et de la culture il n’est pas de bon ton de critiquer l’avant-garde car cela paraît rétrograde, petit bourgeois, fermé au modernisme, intolérant, voire phobique. Au mieux on m’ignorera, et si mon discours prenait trop de place on me casera vite dans une catégorie de paria d’où il me sera impossible de sortir. Dans mon modeste cas ce sera la première solution, l’ignorance souveraine. Mais je ne me risquerai pas de me rendre célèbre car alors ça serait le pilori voire la fusillade publique.

De nos jours il est devenu courant d’amalgamer critique avec racisme, différences avec exclusion, statistiques avec stigmatisation.  Mais dans mon aversion dodécaphonique chacun m’accordera qu’il n’y a rien de tout ça. Il s’agit simplement d’une affaire de goût et d’inclinaison personnelle.

En fait je ne sais que dire des pratiquants de cette musique, je n’ai rien à leur reprocher, même si l’on m’en fera le procès. Peut-être y sont-ils venus parce qu’ils ont ainsi : deviens ce que tu es. Qu’ils forment entre eux certains clubs ou groupes d’intérêt ne me dérange pas. Les Viennois Alban, Arnold et Anton ont marqué leur époque en pratiquant des dissonances que d’autres s’empêchaient de faire –souvent sans succès– depuis que l’humanité existe ; cela n’est ni bien ni mal, sauf pour mon système auditif.

Pourtant une certaine agressivité de la part de ces gens peut m’énerver, voire m’exaspérer. Par exemple ils s’arrogent la modernité en musique classique, or leur musique n’est ni classique ni moderne, elle est simplement inaudible. Aussi ils essayent par tous les moyens d’imposer une dose de leur art dans n’importe quel concert. Bien sûr jamais comme pièce maîtresse en deuxième partie, les gens s’en iraient, mais à chaque fois il faut se taper un quart d’heure d’incohérences soniques alors que l’on voulait simplement goûter à la finesse d’un Mozart ou aux élans de Chostakovitch ; au sens propre du terme c’est dégoûtant.

Cette minorité est formée d’individus qui ont fait un choix, même si certains disent que ce choix s’est imposé à eux. Alors qu’elle fait tout pour marquer un territoire elle n’est cependant pas une communauté pouvant prétendre à certains droits. Il est de bon ton dans ces milieux de se poser en victime ou pour le moins en incompris, sous-entendant que les autres sont donc des tortionnaires, ou au mieux des imbéciles qui ne comprennent rien à rien. Mais de toute évidence cela n’est pas vrai et il ne suffit pas de crier au loup pour qu’il apparaisse. La société n’est pas responsable de l’inaccessibilité de leur musique, ils doivent en répondre eux-mêmes pour eux-mêmes. Et ils le savent, car ceux et celles qui s’y adonnent ont tous dû suivre un parcours du combattant qui les a fait sortir du classicisme pour entrer dans ces pratiques peu audibles. D’ailleurs ces conditions difficiles ont aussi forgé des aptitudes et des stratégies qui n’auraient pu se développer en absence d’adversité ; en cela ils méritent une dose de respect. Néanmoins ils n’ont droit ni au soutien de leurs activités ni à un statut spécial, il faudrait sinon accorder des droits similaires aux joueurs de boule et aux buveurs de pastis. Il y en a même qui aimeraient que le mot concert ne soit plus utilisé pour décrire une réunion où des instrumentistes jouent de cette musique devant un public. Ils préféreraient le mot messe, cérémonie qui ne devrait pas être seulement réservé à une communauté, mais ouverte à chaque groupe qui le désire, la messe pour tous, avec tous les rituels qui permettent la communion. Ça commence à bien faire !

Non je ne hais pas la musique dodécaphonique. Mais je ne l’aime pas non plus.  J’aime toutes sortes de musiques mais pas celle-là. Elle me reste indifférente tant qu’elle ne devient pas obligatoire. Cela fait-il de moi un être insensible, obscurantiste reclus dans le passé et incapable de vivre avec son temps ? Cela fait-il de moi un être d’une violente intolérance ? Suis-je un extrémiste raciste ? Les portes de la culture doivent-elles m’être fermées en rétorsion à ma posture insoutenable ?

Ce que je déteste c’est la censure préalable, le jugement catégorique et le manque d’humour des inquisiteurs.


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