Le grand soir n’a pas eu ni aura lieu

Cinquante ans après les évènements de mai 68 les ardents groupies de la déstructuration philosophique, sociale et, ultimement, morale qui fut révélée lors cette occasion loupée aimeraient bien que les jeunes d’aujourd’hui réitèrent.

Il y a en effet une grande frustration chez les baby-boomers qui furent les acteurs de cette scène qui resta de courte durée et ne produisit aucun résultat, sauf justement cette frustration.

Celle-ci est toujours présente parmi les jeunes, c’est devenu une constante de leur éphémère condition. Sans vouloir savoir qu’ils sont d’ores et déjà les vieux cons de demain leurs revendications sonnent comme un moulin à prière tibétain, atone et répétitif. Du souci pour leur plan de retraite à la réinvention de la censure en passant par un écologisme délirant, ils sombrent dans un éternel conformisme de lamentation.

Pourtant les conditions du grand soir qui n’étaient pas réunies en 68 ne le sont pas plus aujourd’hui. On glosera, on espérera le scoop libérateur, on glorifiera ou vilipendera des petites phrases, mais, sauf une très improbable guerre thermonucléaire, il ne se passera rien.

Je m’explique.

Un grand courant de déstructuration de la pensée s’est développé dès après la fin de la deuxième guerre mondiales. Un demi-siècle après Einstein et la relativité en physique, c’est un relativisme général qui a pris le dessus, sinon chez les philosophes qui philosophent encore, mais du moins dans une approche sociale et politique influencée par le postmodernisme, mettant systématiquement en doute culture, tradition et rationalité.

Dans les années soixante les bonnes vielles « luttes » sociales opposant capital et travail n’étaient pas terminées mais suivaient déjà des schémas convenus, sorte de cheminement commun des « partenaires sociaux » qui devaient trouver comment se partager les fruits de progrès techniques et d’un renouveau économique sans précédent. Il restait bien le marxisme d’outre rideau de fer pour cliver les couches intellectuelles de la société française ou les affrontements raciaux aux États-Unis, mais la culture des jeunes n’en avait cure : elle entrevoyait comme possible d’obtenir une part d’un gâteau que leurs parents n’avaient jamais pu avoir. Mai 68 a été l’expression d’une telle revendication, tout comme le mouvement hippie et l’opposition à l’enrôlement obligatoire pour aller guerroyer au Vietnam. L’innovation de rupture que fut la pilule anticonceptionnelle facilita grandement ce mouvement.

Relativisme permettant la mise en doute de toute autorité, rejet de contraintes souvent inexplicables, opportunisme : une certaine conjonction fit que mai 68 fut ce qu’il fut. La société française, mais aussi européenne, en resta sidérée au point que le fonctionnement de l’État et de ses institutions resta bloqué, avec des CRS contenant les dégâts matériels, mais sans être capable de rétablir quelque ordre que ce soit, des partis ne comprenant rien et des syndicats surpris et débordés. Je me rappelle une noria de DS de luxe autour des grands hôtels de Lausanne : c’étaient les plus réactifs de nos voisins qui venaient mettre leur pactole à l’abri. Puis soudain, tout se calma. Il est vrai que les vacances d’été sont bien plus sacrées que toute révolution et que la tranquillité sous les parasols ne peut cohabiter avec la chienlit dans le pays. De Gaulle fit un petit tour par Baden Baden puis en revint assez galvanisé, Pompidou s’arrangea à Grenelle, les acteurs socio-politiques traditionnels récupérèrent la main. Le cours des choses reprit, presque comme si rien ne s’était passé sauf une grande frayeur ou des grands espoirs, l’un et l’autre bien éphémères frissons. Il resta le mythe de la révolution éventuelle et inachevée.

Depuis : pas grand-chose, donc la même chose, mais en plus fort.

Bien sûr, beaucoup de changements ont eu lieu, émergence du Tiers Monde, chute de l’empire soviétique, télécommunications globales et instantanées, accès à l’information par un click de souris, économie globalisée. Mais, les corps constitués se sont renforcés, chacun avec ses spin doctors, spécialistes en non communication, l’emprise bureaucratique s’est multipliée, le conformisme aussi, aidé en cela par les grands suiveurs, pseudo maverick du monde médiatique et autres censeurs de pensées uniques.  La notion d’élite a été biffée du vocabulaire, une grande victoire non ?

Le relativisme s’est aussi renforcé pour en arriver au post-postmodernisme : moment où à la culture se substitue le droit d’avoir une opinion, même infondée, au droit le lynchage réseauté par face-livre et autres réseaux asociaux, à la science le dogme et l’anecdote, à la technique et l’expertise le doute ou le plaidoyer.

Alors ou pourrait croire que les conditions seraient réunies pour que s’agrègent les revendications, que l’impatience de cheminots français ou d’écologistes altermondialistes, les aspirations des masses estudiantines à une vie garantie tous-risques, la culpabilité des trop aisés des classes moyennes et supérieures, les nostalgies de vieux soixante-huitards se fondent dans un mouvement de base déferlant sur une société que l’on dit constituée d’indifférences égoïstes et d’atermoiements politiques. On formera une gigantesque Assemblée Générale où tout sera discuté et décidé. Le grand soir, enfin !

Pourtant la culture, volontairement gommée d’un tel programme, se rappelle à nous pour indiquer que février 1917 à St Pétersbourg avait été suivi par la prise de pouvoir des bolchéviques en octobre de cette année-là. Mais aussi on sait que lesdits bolchéviques s’y préparaient, en Suisse, depuis des décennies. Elle nous enseigne aussi que l’élection au suffrage universel ne garantit en rien le bon fonctionnement d’une république : Terreur révolutionnaire de 1793, Allemagne 1933, Turquie 2017.

Et puis de quelle convergence parlerait-on ? La liste ci-dessus ne permet pas d’identifier des points communs à des mouvements qui, au fond des choses, ne se réfèrent à rien de général et mobilisateur autre que l’émotion déçue.

Pour faire la révolution il faut être insensible à ce que coule le sang, à part quelques illuminés, dangereux mais qu’il est possible de circonscrire bien que cela demande quand même de la volonté et de l’efficacité, il est très clair qu’aucun des protagonistes d’aujourd’hui n’y est prêt, pas plus que ceux de mai 68 ne l’étaient.

Et faire la révolution implique un projet d’instaurer autre chose, ce qu’une monstrueuse AG sera bien incapable de faire et qu’aucun bolchéviste moderne n’est en train de fomenter, même depuis la Suisse.

Alors bien du papier et d’encre seront gâchés (sauf ce billet car seulement sous forme électronique), mais en fin de compte il ne se passera que l’habituel : rien.


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2 thoughts on “Le grand soir n’a pas eu ni aura lieu”

    1. À n’en presque pas dormir!
      C’est ce que au départ j’avais écrit, puis corrigé car « ni n’aura » est une négation inutilement redondante (et dire qu’une redondance est inutile est une redondance).
      Google avec « ni n’aura lieu » : 7 liens
      Avec « ni aura lieu »: 836 liens
      En tous cas merci pour l’attention !

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