Les Hauteurs béantes d’Alexandre Zinoviev ( L’Âge d’Homme, 1976) est un livre impossible. Chaque page de ce pavé qui en compte plus de 600 mérite plusieurs citations et exégèses. C’en vient au point que celui qui aurait l’intention d’écrire quoi que ce soit sur un sujet se rend compte qu’il a déjà été bien mieux traité par ce géant. Alors il faut se résoudre à ou bien l’aborder sous un angle vraiment original, tâche bien improbable, ou se contenter de citer et de se taire.
C’est ce que je fais à propos du travail, posé comme « valeur » par certains, vilipendé comme « exploitation » par d’autres. Voici ce que le Bavard de Zinoviev en dit (page 216), valable autant aujourd’hui que dans l’univers soviétique de l’auteur. Ce texte est très réconfortant pour le paresseux que je suis, il me faudra donc malgré tout traiter ce sujet plus à fond, un jour ou l’autre.
« EXTRAIT DES MANUSCRITS DU BAVARD
Au début, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi les personnes qui créent une illusion de travail obtiennent de plus grands succès que les hommes qui accomplissent un travail réel. Pourquoi l’imitation du travail est plus viable que le travail lui-même. ]e ne peux pas dire que j’aie complètement élucidé ce problème. Mais je commence à comprendre certaines choses.
À première vue, le problème est incroyablement paradoxal. Le travail nécessite souvent peu de monde (parfois deux ou trois ou, à la rigueur, cinq personnes). L’imitation du travail mobilise de grandes masses de gens, (mi peuvent se compter par dizaines et par centaines. Au début, j’ai pensé qu’il y avait une loi, d’après laquelle le travail nécessite une sorte d’enveloppe humaine, de même que les as et les muscles sont recouverts d’une couche de graisse. Puis j’ai pu constater que dans la majorité des cas, l’imitation du travail surgit en dehors de tout travail ou bien qu’elle détruit le travail lui-même, tout en prospérant encore davantage. Bien souvent, le travail peut être fait en quelques jours ou en quelques mois. L’imitation du travail peut durer des années et des décennies entières. J’ai tenté de découvrir un mécanisme général qui explique ces phénomènes. En vain. Non pas par incapacité. Mais parce que j’ai constaté que chaque cas dépendait de circonstances différentes. Leur analyse ne peut donner que certains jugements généraux, qui n ’ont pas de valeur démonstrative, mais qui ne laissent de place à aucun doute. En voici quelques-uns. Le travail nécessite un nombre de personnes limité. Le nombre de personnes mobilisées pour une imitation de travail est en principe illimité. Une de mes connaissances, excellent imitateur de la science (que ce soit pour les textes ou pour l’organisation des recherches), a réussi le tour de force de créer une organisation de recherche de plusieurs centaines de personnes et de dépenser plus d’un million pour un problème qui ne vaut pas une queue de cerise et qui se résout en quelques minutes, de surcroît, de façon négative. On ne réussit pas à le démasquer, car des organisations haut placées étaient intéressées à l’affaire et quant aux ennemis, ils étaient eux-mêmes des aigrefins. Le travail nécessite un résultat final, qui n’appartient pas à son auteur, une vérification et un jugement impitoyables, qui se font selon des principes indépendants de lui. L’imitation du travail se contente seulement d’un semblant de résultat, plus exactement d’une possibilité de justifier le temps dépensé; la vérification et le jugement des résultats sont faits par des personnes qui participent à l’imitation, qui sont liées à elle, qui sont intéressées à sa perpétuation. Le travail est discret, banal, ennuyeux. Il est laborieux. L’imitation est faite d’agitation. On peut la figurer comme une immense représentation théâtrale. Ce sont des réunions, des symposiums, des rapports d’activité, des voyages, des luttes groupusculaires, des remplacements de directions, des commissions, etc. Le travail nécessite une sélection des personnes les plus capables sur des critères professionnels. le travail exclut les non-sélectionnés, sans se soucier de leur sort. Il est facile de participer à une imitation. Il y a bien là une sorte de sélection, qui instaure une certaine gradation professionnelle. Mais elle n’exclut pas les non-sélectionnés, qui continuent à participer à l’imitation. Bref, comme dirait le Schizophrène, l’imitation du travail est un phénomène purement social, défendu par tou’s les moyens de défense sociale. Pour elle, le travail n’est qu’un prétexte, un moyen et une forme. Mais le travail est un phénomène anti=social. En lui-même, il est sans défense et a besoin d’être protégé. On le supporte uniquement dans la mesure où sa disparition ou son mauvais fonctionnement pourraient menacer l’existence même de l’imitation. Le travail nécessite de l’intelligence, du talent, de l’assiduité, de la conscience, du sens de l’autocritique et d’autres rares qualités humaines. On a donc besoin ici de l’individu le moins adapté à la société. L’imitation du travail se contente d’un individu social moyen pourvu d’une qualification professionnelle et sociale moyenne.
Il est courant qu’on ne distingue pas le travail de l’imitation du travail, et que la deuxième soit prise pour le premier. Bien souvent, elle entretient le travail, et lui permet de subsister tant bien que mal. Elle nourrit un grand nombre de personnes.
Grâce à elle, certains d’entre eux peuvent se consacrer à quelque tâche utile. Poufs tant il arrive que l’imitation du travail devienne la cause, ou l’une des causes, de certaines conséquences graves. Surtout, lorsque ce sont des masses humaines qui sont l’objet du travail. Par exemple, pendant la guerre, le travail de commandement des opérations fut revêtu d’une puissante imitation de commandement. On sait quelles en furent les conséquences. Et il est également difficile de nier que l’imitation de la défense de la sécurité de l’État a versé une contribution importante dans l’extermination d’énormes masses humaines qui ne présentaient aucun danger pour l’existence de cet État. »
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