Lettre d’ailleurs : promotion économique

Monsieur Wasiwasi ne nous a pas oublié. Bien au contraire il me raconte qu’il a maintenant un accès à internet à gros débit ce qui lui permet de lire encore plus de bêtises qui s’écrivent et se publient chez nous. Comme c’est une connexion unique pour son village il paraît que ses voisins se plaignent qu’il ne leur reste que quelques bits par seconde pour consulter le cours du millet au marché local ou recevoir des maigres paiements par Western Union que des exilés leur font parvenir pour faire croire qu’ils sont devenus riches chez nous. Mais surtout il devient un fin analyste de la vie économique et il a pris le temps de me présenter un cas de l’histoire de son pays qui pourrait être sujet d’étude dans les écoles d’administration. Le voici :

Ngomempyia, le 15 novembre 2016

Cher Monsieur qui vit dans la Suisse,

Dans mon email accompagnant cette lettre je vous ai raconté un peu comment ça se passe ici, au Mlimanyekundu : nous vivons une révolution technologique sans terreur ni décapitation mais cela n’empêche pas que les gens perdent la tête, comme chez vous je crois. Alors que je suis assidûment les événements qui bouleversent votre pays cela me rappelle un tas de situations qui sont aussi arrivées chez nous, certaines d’ailleurs tellement anciennes que c’est par la tradition orale que les busara zamani (nos vieux croutons à nous) nous les racontent, assis sous le grand baobab, entre deux bouffées de bomba tumbaku.

En ces temps anciens chacun vaquait à ses affaires, commerçait normalement avec ses voisins, et balayait devant sa porte. L’une tissait les fibres du coton que l’autre plantait et récoltait, un forgeron fabriquait des outils, et des grand kuhanis (prêtre) se faisaient grassement rétribuer pour rassurer et inquiéter les foules sans se fatiguer. Puis est arrivé un vraiment grand gourou, le guru mchumi, qui leur a enseigné que leurs affaires étaient ridicules, qu’il fallait voir grand et créer ce qu’il appelait un empapaoutage voué à la croissance, vite abrégé par « ec ». Cela consistait à se rendre mutuellement plus de services. Alors le mari de la tisserandière se mit à réparer les chaussures, l’épouse du forgeron à préparer des repas chauds pour les vieux du village, et même une femme de kuhani offrit des services à la personne vieux comme le monde mais cette fois-ci contre payement.  Pourtant tous savaient garder leurs savates en état, cuire leur repas et satisfaire leur libido, mais tous devinrent plus riches en monétarisant toutes sortes de biens et services jusqu’alors compris dans le forfait « vie au village ». C’est ainsi qu’il fut décidé que la prospérité était en marche car on comptait plus de sous et cela fatiguait plus de monde au travail. Dans ce régime « ec » les plus malins inventaient de choses nouvelles, des machines qui rendaient le travail plus facile, des plaisirs plus raffinés, et les dogmes religieux devenaient moins dogmatiques. C’était le maendeleo, un mot qui chez vous signifierait progrès ou modernité. Pourtant beaucoup n’étaient pas content, car leur part au gâteau leur semblait injustement faible, surtout s’ils étaient parmi ceux qui en jouissait le plus ; chez nous aussi il y a des râleurs professionnels.

Et puis avec toutes ces activités le village grandit, devint ville puis métropole au milieu de la savane. Les gens produisaient, achetaient, revendaient, mais à chaque fois il restait quelque chose d’inutilisable qu’on appelait taka. Il fallait le jeter, ce qui se faisait tout simplement dans un petit village mais qui devint un gros problème puant dans la grande ville. Alors les fils et petites filles des tisserands et autres forgerons se mirent à trier le taka et à en faire d’autres produits qui pouvaient se vendre donc s’acheter. On en était arrivé à l’empapaoutage circulaire, aussi abrégé « ec2 ». Mises à part quelques matières premières tout était taka. Le proverbe étant : « si taka le faire alors taka le recycler ». Mais voilà : rien ne se perdait certes, mais rien ne se créait non plus. Il n’y avait plus de maendeleo, mais un esclavage au taka. Il fallait même retraiter l’eau baptismale afin de ne pas la perdre inutilement. On en était arrivé à souhaiter ne résoudre que les problèmes du taka : comment l’éviter, ce qui coutait cher, et comment le traiter, ce qui était encore plus dispendieux, donc ça rapportait encore plus de nullards à tout le monde (la monnaie de notre pays, N).  Plus on s’en souciait plus on croyait atteindre une prospérité encore plus grande, le nirvana dans la savane mlimanyekundunaise tournait au cauchemar.

Un jour la grande et célèbre prophétesse Ukarimu prit la parole, elle qui déjà siégeait au Conseil Saba Mefarao qui gouvernait les affaires communes de ce pays (oui, oui, on y laissait bien quelques places aux femmes en espérant qu’elle se tiennent tranquilles, mais cet espoir fut vite déçu). Elle dit que ça ne suffisait pas ; elle pointa vers les soi-disant bons exemples des voisins du nord et les vraiment mauvais de ceux de l’ouest ou du sud ; elle décréta qu’il fallait tout chambouler sous le mot d’ordre « taka changer ». On ne savait pas pourquoi mais il fallait un changement, un autre taka, un bonheur supérieur se trouverait dans celui-ci.  Elle « savait », elle était une sachante, de ces prophètes qui ne révèlent jamais pourquoi ni comment ils savent. Mais du changement elle n’en n’avait pas la moindre idée, sauf qu’il était nécessaire. Elle fit édicter des lois l’ordonnant tout en disant qu’on allait étudier ensuite comment le faire. En bonne connaisseuse des gens de son espèce elle mit en place tout un système de ruzukus, ugawajis ou autre kujihusishades[1] afin que les villes et les tribus n’essayent pas de désobéir. Elle fit modifier toutes les cases, mettre des panneaux modernes de silicium en guise de toit (une manière de recycler le sable), poser des fenêtres pour que l’effet de serre soit bien ressenti par tous, recycler toutes les bouses mêmes humaines pour les brûler afin de faire bouillir les marmites, mettre des amortisseurs aux sabots des ânes pour que leur démarche plus souple les fasse consommer moins de chardons. Sur toutes les crêtes du pays elle fit installer d’immenses monuments à la gloire de l’empapaouatge circulaire supérieur, désormais appelé « ec4.0 ». Pour bien souligner la circularité c’était un peu comme vos croix chrétiennes mas avec trois grandes ailes qui tournaient au gré du vent autour d’un axe haut perché. Tout le monde s’est mis à travailler pour cet ultime taka qui avait presque atteint son but, le sommet de l’inutilité, et que la société entière devait servir avec ferveur.

Jusqu’au jour, mais bien tard, où on se demanda à quoi servait tout ça sans trouver ni une réponse. Cette hérésie se répandit comme le feu dans les buissons secs de la savane en automne. Un coup d’état eu lieu qui renversa le Conseil Saba Mefarao ; Ukarimu fut reléguée aux confins du désert, là où elle pourrait bronzer gratuitement et intensément sans emmernuyer personne. On remit du chaume sur les toits, démonta les fenêtres étanches pour retrouver le frais, rasa les croix tournantes et on arrêta de se dire taka. L’empapaoutage devint une forme d’économie plus civilisée dans laquelle les gens libérés de tous ces dogmes peuvent continuer de vaquer aux occupations qui les satisfont, commercer normalement avec leurs voisins, et balayer devant leurs portes. Les petits bonheurs mlimanyekundunais, quoi !

Cher Monsieur de la Suisse on me dit qu’il nous faut recommencer avec l’ultime taka, que sinon ça va chauffer pour nous comme pour vous. J’ai trouvé un blog où il me semble que c’est vous qui critiquez cette manie. J’aimerais bien vous croire mais on me dit qu’ici avec plus d’ultime taka et un « ec4.0 » de remploi on nous verserait plus de nullards. Mais si ces nullards ne valent rien je crois qu’on devrait les éviter. Comme nos ancêtres ne sont plus là pour nous en parler, pourriez-vous m’expliquer si, avec vos technologies, vos experts et vos gourous, c’est agréable de se faire empapaouter de manière supérieurement circulaire ?

Avec le bienveillant souvenir de votre ami de par derrière les continents,

Upendomungu Wasiwasi du Mlimanyekundu

 

[1] Note du rédacteur : Ruzukus : subvention. Ugawaji : redistribution. Kujihusishade : racket.
On voit que le vocabulaire de la langue mlimanyekundu maîtrise aussi toutes ces formes de gestion déloyale.


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