Journalisme en Suisse romande : un livre nécessaire mais pas suffisant

Un collectif d’occasion coordonné par Myret Zaki a publié un ouvrage[1] contenant 22 textes écrits par des dissidents du journalisme de grand chemin après qu’ils se furent égarés dans des voies de traverse, parfois avec succès, parfois moins.

Venant de tous bords et ayant aussi des points de vue radicalement opposés, ces textes convergent pour décrire les bienfaits d’un paysage médiatique qui serait de qualité, d’opinions vraiment diverses, d’investigation, ouvert aux débats et même aux disputes. On y souligne que ce n’est plus le cas dans le contexte quasi monopoliste d’aujourd’hui, surtout dans l’écrit (Tamedia devenu TX Group occupant presque tout le terrain) alors que l’audiovisuel (d’État avant tout) se vautre dans l’émotivité et dans l’obéissance à son bailleur de fonds. Des diagnostics sont posés, eux aussi convergents, pour relever que la profession a changé du fait des technologies de l’information mais aussi des buts et stratégies des entreprises de presse. Bien que tous ces autrices·teurs ne soient pas gauchistes, tous regrettent que la poursuite du profit domine celle de l’excellence professionnelle.

Il est plus que rare que des gens d’opinions si intensément variées s’expriment ensemble sur un sujet de préoccupation commune. Entre les lignes, car ce n’est pas le sujet du livre, cela donne l’occasion de percevoir une ‟convergence différentielle”, c’est-à-dire que, pour les uns, l’essence même du mainstream serait minée par les tendances pastèques sans pépins d’une gauche influente alors que pour les autres, le courant dominant serait celui d’un conservatisme embourgeoisé, égoïste et capitaliste. Voilà un malentendu qui explique que chaque bord se pose en rebelle face à un dominateur plus ou moins fantasmé.  On n’est que le héros de ses pairs.

Cela dit, on ne peut qu’être généralement d’accord avec les analyses présentées et les causes et responsabilités invoquées. L’exercice est d’autant plus appréciable que, alors que d’habitude la moindre critique à l’égard de ce milieu provoque des réactions corporatistes pavlovo-reptiliennes, c’est ce même milieu qui, consciemment ou non, perpètre son propre sabordage.

Cet ouvrage est donc nécessaire, qui devrait déciller les aveugles volontaires et secouer les soumis et autres idiots utiles de cette profession. Pourtant, après avoir gouté d’une prose souvent brillante, je reste sur ma faim. Peu de propositions sont exposées au-delà du vœu pieu d’une presse pluraliste, sachant à nouveau distinguer les faits des opinions et ne désinvitant pas systématiquement les porteurs d’analyse divergentes voire iconoclastes. De temps à autre un oiseau rare et de peu d’importance est tout de même invité en guise de faire valoir d’une pluralité de mascarade, sans que s’engage un vrai débat. C’est une censure par l’extrême centre qui ne dit pas son nom (ou qui, comme le loup au chaperon rouge, prétend même le contraire) et qui est préoccupante, surtout dans les sociétés encore un peu ouvertes – USA, Canada, Europe.

Autre bémol, ce sont des points de vue de producteurs qui sont donnés dans ces 22 analyses, sans vraiment parler des besoins des clients, ou alors en regrettant leur évolution vers la pusillanimité, l’inattention, l’enfermement communautaire, l’inculture et l’émotivité exacerbée. Il n’est pourtant pas certain que les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs d’avant la révolution de l’internet de poche et de ses réseaux asociaux eussent possédés des qualités inverses. Les trois agences de presse globales (AP, Reuters, AFP) continueront d’alimenter de leurs dépêches bien formatées les « 20 minutes » et portails similaires, ce qui, recopié à l’envi à l’aide d’une pseudo-intelligence algorithmique, restera la source d’information de tous, du vulgum pecus aux élites suivistes. C’est donc à partir de cet état de fait que le journalisme doit effectuer un vrai travail stratégique qui identifie les besoins avant d’imposer des solutions toutes faites pour son nombril et qui ne peuvent que faillir. Au fait, quelle est la raison d’être d’un journaliste en 2024 ?

Le sous-titre de l’ouvrage est aussi malheureux car il peut laisser penser que ce métier pourrait ou devrait échapper aux contraintes économiques. Pourtant, il ne saurait se limiter à la libre jouissance d’une redevance perçue et savamment redistribuée par l’État ou des fonds fournis par un mécénat-actionnariat jamais vraiment désintéressé. Comme c’est le cas pour toute entreprise, le journalisme doit créer suffisamment de valeur que ses clients (annonceurs compris) paieront pour être en mesure de couvrir ses coûts ; sinon il faudrait m’expliquer comment éviter toute corruption.

En résumé, il faut saluer cette initiative de réunir des francs-tireurs de tous bords pour soulever les questions qui fâchent surtout les apparatchiks du métier. Mais ce n’est pas suffisant car il faut trouver des pistes thérapeutiques pour ce corps malade, infecté par des camps opposés et qui, tous, se croient du Bien. Certes, chacun des 22 a trouvé sa niche, mais cela ne redresse pas la déformation du paysage médiatique, ni romand ni mondial.


[1] « Sans diversité de vues, pas de journalisme. Comment les médias souffrent de problèmes idéologiques encore plus qu’économiques », Collectif, Myret Zaki (coordination), Éditions Favre, 2024


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