Une religion existe parce que, au cours du temps, des individus partageant les mêmes croyances, en figent les dogmes et en organisent la pratique. Alors que les trois monothéismes ont en commun une foi en un dieu créateur et tout puissant ainsi que certains prophètes, c’est l’essence même de leur foi et surtout le rôle de la personne dans la communauté religieuse qui les différencient.
Au cours des siècles la chrétienté a connu plusieurs schismes qui ont conduit à des visions différentes de ce rôle : en simplifiant à l’extrême il y a le pénitent cherchant à gagner le paradis pour le catholique, et le travailleur œuvrant à la gloire du seigneur pour le protestant. Avec le temps le christianisme s’est habitué à ces différences et plutôt que d’inquisition et de guerre on parle maintenant d’œcuménisme, même si le dialogue reste assez bloqué entre Vatican et autres synodes. L’islam lui, mise à part la sécession entre sunnisme et chiisme portant avant tout sur l’attribution de l’autorité religieuse, ne fait pas l’objet de confessions essentiellement différentes. La norme islamique existe donc, même si aucune hiérarchie ne la sanctionne ; elle est basée sur le coran, texte fondateur indiscutable, et des commentaires, hadiths et autres prises de positions de ceux que la communauté considère comme savants. La foi et ses pratiques sont strictement réglées tout comme l’organisation de la société qui en découle, en particulier l’application de la charia, loi décrétée immuable et complète.
Dans ce contexte est-il possible qu’un individu puisse être un bon musulman s’il ne suit pas strictement toutes les normes établies, par exemple s’il ne fait pas la prière cinq fois par jour, s’il consomme des substances enivrantes, ou s’il reproduit l’image du vivant par le dessin ou la photographie ? Bien sûr s’il évolue dans une société ouverte il sera conforté par d’autres « déviants » rendant tolérable une certaine forme de laxisme ; mais il sait que d’un strict point de vue il commet un péché et que, face à un fidèle intègre, il n’aura aucun argument pour justifier sa déviance car la loi coranique ne lui laisse pas de choix. S’il vit dans un pays dont l’islam est religion et loi d’état il sera rappelé à l’ordre et devra corriger son comportement pour se conformer à la norme. Dans les sociétés laïques occidentales des communautés se forment qui exercent une pression sociale similaire sur leurs membres. Le faible et l’impur doit se soumettre au strict détenteur de la loi. On remarquera qu’il en était de même au temps de l’inquisition catholique et que la seule échappatoire pour le déviant était de se dissimuler ou de s’enfuir, jamais de se révéler.
Par ailleurs le fait que l’apostasie soit considérée comme un péché méritant la mort contraint le musulman modéré à cacher sa modération car il pourrait risquer de se voir accuser d’abandon de sa religion donc de traitrise. Afin de ne pas perdre son statut social, voire sa vie, il s’extorquera de lui‑même une profession de foi allant au-delà de la conviction plus ou moins molle qu’il pouvait avoir. C’est un phénomène rampant de radicalisation auto‑contrainte que l’on voit apparaître dans des sociétés jusqu’ici considérées comme tolérantes et modérées telles le Maroc ou la Turquie.
On argumentera que l’intégrisme est une forme extrême refusée par le courant majoritaire de chaque religion, et qu’en soi il ne détient pas de vérité religieuse particulière. C’est certainement le cas chez les chrétiens car ils sont exposés à un nombre suffisamment élevé de sectes pour ne plus être impressionnés par leurs prédicateurs. Et aussi à l’intérieur des diverses confessions le débat continue sur l’essence même de la foi car le doute est un élément important du christianisme.
Mais y-a-t-il autre chose possible que l’intégrisme dans l’islam ? En l’absence de postions doctrinales contradictoires ce ne sont que dans des actions plus ou moins violentes que l’on peut distinguer la forme vraie et intègre de cette religion de ses formes dites modérées (ou corrompues pour certains). Entre les deux il y a continuité de la doctrine, aucune rupture. Celui que l’on désigne comme modéré, n’obéissant pas à toutes les règles, se trouvera toujours exposé à une injonction de parfaire sa pratique religieuse. C’est l’exhortation au djihad, lutte contre soi-même et contre toutes les forces s’opposant à la voie, à la charia.
Il en découle presque naturellement qu’un individu qui jusqu’alors ne se préoccupait pas ou peu de sa religion puisse –par le fait même de s’y intéresser– passer d’une molle et ignorante tolérance à une vue soudainement conforme à l’entier de la norme de sa religion retrouvée. Ce que l’on appelle radicalisation ne serait alors que simple retour au bercail ou conversion. Paul a bien été sur le chemin de Damas, pourquoi pas Ibrahim ou Aslan ?
Si l’on combine la révolution intérieure d’un individu avec l’impétuosité de sa jeunesse et la binarité d’une pensée peu encline aux nuances il n’est pas étonnant que des formes violentes puissent en résulter. Bien sûr, du point de vue de la culture humaniste, cela parait catastrophique, telles les brimades et autres tortures imposées à la femme, ou la lutte armée contre l’incroyant. Mais du point de vue de celui qui se considère comme le bon musulman il ne s’agit que de la seule voie possible, en tous cas cohérente avec les exigences du djihad. C’est pourquoi il ne se conçoit pas comme un terroriste mais comme un résistant, un combattant de la vérité. Quant à la modération, tout comme il est impensable qu’un Pape fasse la promotion de l’avortement, il ne faudra jamais s’attendre à ce qu’un imam prêche contre le djihad ; tout au plus peut-on espérer qu’un message de non-violence soit passé, ce qui n’est fait qu’avec d’hésitantes convolutions.
Où se trouve l’extrémisme ?
Dans le christianisme il y a des sectes où se prêchent des vues extrêmes, mais ces sectes sont isolées et bien identifiées tels Écône dans le catholicisme ou les créationnistes protestants. Ce n’est apparemment pas le cas dans l’islam où toutes les mouvances font partie de l’ensemble, sans frontière clairement délimitées. Cela rend difficile toute prise de position des dirigeants de cette religion car, en absence d’une hiérarchie, sauf dans le chiisme minoritaire, chaque imam est libre de donner son interprétation sans engager personne d’autre que lui-même[1]. Vue de l’extérieur cela se perçoit comme une cacophonie, voire comme une longue série de points de vue contradictoires, impossibles à vérifier.
Les extrémismes islamiques ne se manifestent donc pas d’un point de vue religieux ; ce sont plutôt des mouvements politiques qui ont pour but de prendre ou de garder le pouvoir, chacun à sa manière. On notera que si des partis extrêmes fleurissent aussi dans des sociétés démocratiques ceux-ci doivent se contenter de jouer un rôle de protestataire car ils savent que, à moins d’une révolution, la majorité populaire ne leur confiera jamais une responsabilité exécutive[2]. L’esprit de l’islam est de fusionner la vie religieuse avec celle de la cité c’est pourquoi la laïcité n’y trouve pas de place, ce qui choque ceux qui croyaient que c’est une vertu universelle. Bien sûr dans un pays qui fut laïcisé à la hussarde il a y a nonante ans les formes relativement démocratiques pratiquées par l’AKP turc se distinguent du salafisme qui rejette toute sécularité moderne. Mais depuis l’arrivée au pouvoir de ce parti en 2003 une nette orientation vers plus de conformisme religieux est observable dans la société turque alors qu’en parallèle certains acquis de la laïcité se voient battus en brèche (port du foulard dans les bâtiments publics par exemple). Et, tels les frères musulmans, ceux qui rêvent à l’établissement d’un nouveau califat pensent que ce projet politique est cohérent avec les normes sociales de l’islam. Ils assurent même les fidèles d’autres religions de leur protection et bienveillance (sollicitude qui ne s’étend pas aux athéistes) ce qui, au vu des exemples saoudiens, égyptiens et même turcs, reste à voir pour y croire.
En Europe de fortes minorités de religion musulmane résultent principalement de l’immigration récente dans le continent depuis l’Afrique du nord, de la Turquie ou des Balkans, ou en Grande Bretagne depuis le Pakistan, l’Inde et le Bengladesh. À de rares exceptions ces minorités acceptent les principes de l’état de droit et les règles démocratiques qui prévalent dans leur pays d’accueil, même si les autochtones sont souvent méfiants. Ceux qui revendiquent des droits d’exception et prétendent rejeter les us et coutumes des pays hôtes ne représentent en fin de compte aucune force politique constructive, on leur porte d’ailleurs une trop forte attention, et on se trompe vraisemblablement de cible si seule leur religion est mise en cause. Et si leurs filles reçoivent une éducation occidentale ces groupes tribaux conservatistes se dissoudront en deux générations.
Tout cela est difficile à saisir : il ne s’agit pas d’approuver ou de condamner une forme ou une autre de pratiquer une religion, mais plutôt d’appréhender le mode de pensée de chacun afin, si possible, d’en prévoir et contenir les conséquences éventuellement néfastes pour nos sociétés. Il est vain d’espérer un islam modéré car celui-ci est indéfinissable. Ce qui est à souhaiter c’est que notre culture humaniste occidentale soit forte par elle-même et que, évitant autoflagellation et arrogance (les deux mamelles de la décadence), elle sache s’imposer comme une évidence à ceux qui en goûtent les bienfaits.
[1] Bien que dans plusieurs pays ayant un régime autoritaire le sermon des imams soit défini par un ministère du culte central.
[2] L’accession démocratique du NSDAP allemand en 1933 a peu de risque de se reproduire. C’est ce qui vient d’être averti par le coup d’état des militaires en Egypte.
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