Fatalité carbonée : séquestration et biomasse

La séquestration des personnes est l’un des crimes les plus odieux, surtout si, en plus, elle aboutit au viol et au meurtre. Par contre il est devenu chic de séquestrer le carbone sous sa forme oxydée, pour le végétaliser ou le carbonater, et ce de manière définitive.

Bien que la nature s’en charge déjà pour plus de la moitié des émissions que nous exhalons depuis le début de l’ère industrielle, il est question d’aider cette nature à nous aider encore mieux par le biais de divers processus. Mais nous n’en sommes qu’au stade de la conspiration car aucune réalisation significative de ces bonnes intentions n’a été mise en place à ce jour.

Il y a tout d’abord la méthode de minéralisation géologique, celle qui a permis à la nature d’éliminer les milliers de ppm de CO2 que l’atmosphère contenait en fabricant des minéraux calcaires, par lessivage de roches ou poussières contenant des silicates de calcium ou par voies biotiques, celles des bactéries, protozoaires et crustacés qui minéralisent les carbonates dissouts dans l’eau, ou celles de la végétation qui s’est fossilisée sous forme de tourbe, charbon, pétrole et gaz.  Cependant ces processus ont pris un temp énorme pour que l’atmosphère se révèle propice à la vie telle que nous la connaissons avec ses quelques centaines de ppm de CO2. Il faut donc trouver des procédés plus radicaux afin de séquestrer le carbone à un rythme comparable à celui des émissions artificielles qui sont d’environ 11 gigatonnes de carbone (Gt C, 40 Gt CO2) par année.

Il faut d’abord procéder à l’enlèvement, capturer ce CO2, ce qui peut se faire de manière concentrée chez de gros émetteurs industriels mais pas sur chaque pot d’échappement ou cheminée familiale ; le concentrer de 400 ppm dans l’air à un million de ppm n’est ni facile ni bon marché. C’est pourquoi la biomasse est pointée car la photosynthèse fait le travail sans devoir construire des usines à gaz.

Parmi les méthodes de séquestration proposées il y a la brutale compression et stockage de CO2 pur dans les entrailles de la Terre, là d’où précédemment des combustibles fossiles furent extraits ou dans des roches qu’il faudra fractionner pour y insérer ce gaz. La faisabilité à grande échelle de cet enfouissement reste à démontrer, en particulier l’étanchéité du système ainsi pressurisé et la corrosion des tuyaux utilisés. Les alternatives ne sont pas nombreuses. Des opérations chimiques imitant la géologie risquent bien de ne présenter qu’un maigre bilan, avec des sous-produits à la clé et d’énormes besoins en énergie et autres matières premières. Alors, la production de biomasse serait-elle la solution, qu’il faudrait intensifier et accélérer ?

La biomasse des océans n’est pas abondante mais très active, les sédiments calcaires qu’elle produit en sont le témoignage. D’aucuns ont déjà essayé d’en catalyser l’action, par exemple en fertilisant la formation de phytoplancton par des sels ferriques, mais sans succès. Telle géo-ingénierie doit aussi être évaluée selon les dégâts qu’elle peut entraîner face au bénéfice supposé.

La biomasse terrestre n’est pas durable non plus, même si certains arbres peuvent avoir été plantés il y a des centaines d’années. Toute cette matière organique suit un cycle saisonnier ou pluriannuel de photosynthèse et de décomposition. Le stockage de carbone est donc éphémère et variable. Globalement, il est estimé que la biomasse terrestre aérienne contient de 450 à 650 Gt C, alors que les sols retiennent entre 1 500 et 2 400 Gt C. Pour mémoire, l’atmosphère contient à ce jour 850 Gt C et le stock de carburants fossiles découverts et non encore découverts serait entre 5 000 et 10 000 Gt C.

Cependant, il ne faut pas confondre stocks et flux. Les échanges saisonniers entre l’atmosphère d’une part et la biomasse terrestre et les océans d’autre part sont vingt fois plus importants que le flux d’émissions anthropogéniques issues de la combustion de carburants fossiles, de la fabrication du ciment et des déforestations irréversibles.

Biomasse agricole et sylvicole : source ou puits de carbone ?

Rappelons d’emblée que l’efficacité énergétique de la production naturelle de biomasse est loin d’être remarquable. Si une forêt très productive, par exemple d’eucalyptus, croît à la vitesse de 30 tonnes par hectare et par an, le combustible ainsi accumulé (ayant une chaleur de combustion de 18 MJ/kg) aura récolté seulement 0,5% de l’énergie solaire irradiant cette forêt en moyenne au cours de l’année. Sous nos latitudes, un panneau photovoltaïque actuel fait huit fois mieux. Il paraît donc ridicule et scandaleux de mobiliser des terres agricoles pour la fabrication de bioéthanol ou de biodiesel, sauf que c’est une manière assez simple d’obtenir un combustible liquide de bonne densité énergétique, facile et léger à embarquer dans un véhicule. Il ne faut donc pas confondre aisance de manipulation avec efficacité énergétique. Les biocarburants sont du luxe liquide.

Le puits carbone parfait serait imaginable qui ne produirait de la biomasse que dans le but de la récolter et de l’enfouir dans les tréfonds de la Terre afin qu’elle s’y fossilise au cours des prochains millions d’années (voir l’encadré).

  Faisons un petit calcul, imbécile mais instructif :
Avec des eucalyptus dont le bois contient 50% de carbone, la capture des 11 Gt C émis chaque année requerrait de mobiliser une surface productive de 7,3 millions de km2, soit 14 fois la surface de la France métropolitaine, ou 2,5 fois la surface de forêts cultivées dans le monde.
Et il faudrait excaver chaque jour 125 millions de m3 de cavernes étanches (un cube de 500 m de côté) afin d’y déposer cette biomasse.
Plutôt qu’ériger un mur, l‘encore vivant et président Trump aurait dû faire creuser de tels fossés. En le faisant à la pelle au rythme de 3 m3 par jour et par personne cela pourrait créer 75 millions d’emplois verts.
Pourquoi ne fait-on pas cela immédiatement ? car il y a tant de jeunes inoccupés à protester stérilement et qui pourraient se rendre vraiment utiles en consacrant quelques années de leur vie à cette tâche vertueuse, comme dans le temps les sujets se faisaient tailler à merci ou allaient se faire casser la pipe à la guerre.
Fin de la blague.

Au fil des saisons, la biomasse concernée par l’agriculture et la sylviculture se crée dans les champs et les forêts, et se détruit chez les consommateurs. Dans le reste de la nature non agricole, la biomasse se crée et se détruit au même endroit.

Dans les deux cas le bilan carbone est à peu près équilibré, avec capacité d’accumuler un peu plus de biomasse selon que la concentration atmosphérique en CO2 augmente et que les pratiques agricoles y sont favorables. Mais cette capacité additionnelle de stockage est limitée et reste transitoire. Selon une méta-analyse (Poeplau and Don 2015) résumant les évaluations faites sur 139 parcelles cultivées sur 27 sites répartis dans le Monde, le potentiel de séquestration additionnel de carbone à l’aide de méthodes de conservation des sols serait de 0,09 à 0,15 Gt C par année, soit 1% environ des émissions totales. Une saturation est bien sûr attendue bien que, selon l’état initial des sols, ce stock prendrait de 50 à 150 ans pour se constituer. Il y a aussi les zones non cultivées et des forêts qui pourraient contribuer à une capture jusqu’à dix fois plus intense, ce que ne manquent pas de relever des études optimistes, mais y intervenir supposerait de les mettre en culture avec des méthodes adéquates de fertilisation, rapidement accumulatrices d’un stock de carbone, et surtout que les effets inévitables sur les écosystèmes ne soient pas pires que les bénéfices carbonés attendus.

Pour faire les travaux des champs, apporter les nutriments nécessaires et protéger les cultures, des intrants sont utilisés qui amènent avec eux un historique carboné. C’est en cela que l’agriculture est une émettrice nette, de l’ordre de 1 Gt C par année, comme toutes les activités humaines le sont, y compris la prière et le sport.

En cela il est faux de dire que l’agriculture est un puits de carbone.

Les forêts sont un poumon inversé qui régénère l’oxygène nécessaire à la vie aérobique. Dans leur ensemble, les déforestations ne sont pas attribuables au secteur agricole. Elles sont d’ailleurs en nette régression dans le Monde après que l’Europe d’avant le charbon avait déjà brûlé la plupart de ses forêts. Cela s’appelait défrichement, ce qui donne une impression vertueuse.

En conclusion

On ne sait pas séquestrer le carbone, même si ce n’est pas interdit.

Un régime à peu près stationnaire de croissance et décomposition naturelle de la biomasse n’y contribuera pas significativement. C’est donc une méprise de considérer l’agriculture et la sylviculture comme étant à la fois les coupables et les sauveurs d’un problème climatique. Elles n’y ont aucune vocation et doivent continuer de nous alimenter ainsi que nous habiller, nous meubler et abriter. Elles profitent aussi de l’élévation de la concentration en CO2 de l’atmosphère, dont l’effet de reverdissement est notable, même dans des régions comme le Sahel où ce changement climatique rend les conditions de vie un peu moins désastreuses. Cependant, si un stock un peu plus élevé de carbone peut être accumulé dans la biomasse au-dessus et au-dessous de la surface du sol, cela reste un épiphénomène.

Par des choix de variétés appropriées et des méthodes de conservation des sols et de l’eau, il sera possible de maintenir et améliorer la production ce secteur au fur et à mesure que les conditions climatiques changeront, bien qu’il soit contreproductif de s’adapter par anticipation, sans nécessité immédiate. Les autres surfaces, non exploitées, pourront être laissées à elle mêmes sous forme de réserves naturelles et zones de loisir car plus les productivités agricoles et sylvicoles seront élevées, moins elles requerront de surfaces et plus fort sera le potentiel de conservation de la nature et de sa biodiversité. Cela, les ayatollahs verts bourgeonneux et anti-productivistes s’efforcent de l’ignorer.

La séquestration du carbone est similaire à celle des otages, les séquestrateurs la font payer très cher, les uns pour libérer les otages, les autres pour les garder. La règle, jamais respectée, est pourtant de ne pas payer de rançon.

Références :
Poeplau, Christopher, and Axel Don. 2015. “Carbon Sequestration in Agricultural Soils via Cultivation of Cover Crops – A Meta-Analysis.” Agriculture, Ecosystems and Environment 200: 33–41. https://doi.org/10.1016/j.agee.2014.10.024.
Sources de données : FAO, USDA, CDIAC

Article original publié sur European Scientist.


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10 thoughts on “Fatalité carbonée : séquestration et biomasse”

  1. Bonjour,
    Concernant les flux de carbone, il y a un argument de Mr Jancovici que je ne comprends pas, quand il affirme que le CO2 anthropique est là pour des siècles : quid des flux de carbone habituels, conduisant à la séquestration naturelle par les océans, les carbonates, l’enfouissement, etc ? Ce n’est pas le propos précis de votre article, qui traite de la séquestration anthropique, mais peut-être pouvez-vous me renseigner sur ce point.
    Sinon, une remarque quand vous écrivez que les défrichements sont « en nette régression dans le monde ». Je trouve que c’est un argument discutable et qu’on ne peut généraliser. C’est vrai des pays industrialisés comme la France, où il y a une déprise agricole et où une bonne partie du manteau forestier originel a disparu. Je doute que ce soit le cas dans les pays tropicaux et équatoriaux où la forêt occupe (ou occupait encore il y a peu) la plus grande partie de l’espace disponible.
    Par ailleurs, plus les milieux naturels concernés se réduisent, plus leur valeur biologique en tant qu’espaces refuges s’accroît. Autrement dit, il peut être plus grave de détruire 10% d’une forêt relique que 20 % d’un grand couvert forestier.

    1. Flux de carbone : environ 100 Gt par an échangés par l’atmosphère avec les océans et 120 avec la biomasse terrestre. Bilan « naturel » à peu près nul.
      Le réservoir de carbone qu’est l’atmosphère en contient environ 860 Gt. Cela fait que le temps de séjour moyen du carbone y est de 860/(100+120) = 3.9 années
      Des émissions anthropiques de 11 Gt/a s’y ajoutent, dont 5 seulement restent dans l’atmosphère et s’y accumulent.
      Jancovici s’y connaît certainement en énergie, mais pas dans les problèmes de baignoires avec écoulements d’entrée et de sortie.
      Déforestation : il y a bien sûr des disparités entre les continents. Graphique tiré de ourworldindata.org dont la source est la FAO :

      Nos ancêtres n’ont pas fait mieux que les actuels Brésiliens ou Indonésiens. Mais cela s’appelait défrichement.
      LA tendance est à la baisse et les « records » publiés sont entachés de biais cognitifs.

  2. Bonjour. Le calcul dit « imbécile » mais instructif (encart jaune), me semble basé sur la productivité de l’Eucalyptus, dite de 30t/an/ha. Il s’agit de bois vert. Pour obtenir la masse de C, il faut diviser par 4, ce qui donne 7.5 t/ha/an de C fixé. Cela correspond bien à la production en matières sèches/an des documents FCBA qui est de 10 à 18 t de ms/an/ha, soit 5 à 9 t de C/ha/an.
    Faire le calcul de la surface nécessaire pour compenser 11 Gt-C avec 7.5 t de C fixé donne donc 14.7*10^6 ha, ce qui est le double de votre résultat (7.33*10^6 ha). Cela ne fait que renforcer votre raisonnement.

    1. Ou bien vous n’avez pas lu ce que j’ai écrit ou pas compris. Les 16,3 tonnes dont vous parlez est un flux, de l’atmosphère à la plante, dont on aura soustrait le carbone contenu dans les intrants, mais ce n’est pas le solde d’un bilan intéressant du point de vue climatique, car après récolte et consommation, rots, pets excréments et pourrissement, toutes ces tonnes se retrouvent dans l’atmosphère et ne changent en rien sa composition. Le bilan climatique net de l’agriculture résulte de la consommation de carburants fossiles pour fabriquer les intrants et travailler les sols ; des changements d’affectation de portions de territoire (urbanisation) y sont aussi ajouté, ce qui n’est pas vraiment attribuable à l’agriculture.
      Mais peu importe, ces calculs sont faciles mais complexes et, en fait, sont une comptabilité fort peu intéressantes. Le végétal ou la viande qui sont produits puis consommés saison après saison n’y interviennent pas.
      Une exception cependant : la capacité à stocker plus de carbone dans les sols et ce de manière pérenne. Mais ce sont des quantités limitées, un stock qui ne se constitue ou reconstitue qu’une fois et lentement, et qui suppose la pratique de techniques de conservation, par exemple renoncer au labour et gérer les adventices avec du glyphosate. Constitué lentement ce stock n’est pas infini et peut aussi être détruit très rapidement.

  3. Les services industriels de Bâle-ville mettent en service une installation. Je doute qu’ils soient aussi naïfs que vous le pensez. Pourquoi cette voie est selon vous sans intérêt ? Avez-vous seulement pris connaissance du 1er article dans la revue mentionnée ?

    1. En effet la naïveté n’est pas de mise.
      Les IWB, qui déjà diluent le gaz naturel avec du biogaz contenant entre un quart et un tiers de CO2, savent très bien obéir à leur unique capitaliste.
      Je n’ai bien sûr rien contre le biochar, qui ne se distingue du charbom actif que par l’origine qu’un certificat lui attribue, mais cela m’étonnerait qu’un investisseur plaçant sa fortume et non celle des autres y engage un centime. Quel « business plan » qui tienne la route pourrait le convaincre ?

    1. En effet, c’est une première étape de décomposition du bois. Que d’hectares à abattre !
      Et ça conduit à la foi du charbonnier. 😜

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