Marxisme et capitalisme

(Sorry, again no English translation available, but so understandable in French, isn’t?)

 

À la chaîne publique A2 de la télévision française l’émission de Frédéric Taddeï Ce soir ou jamais passe de plus en plus tard chaque vendredi soir mais personne n’ose la supprimer. L’animateur se permet en effet d’inviter des interlocuteurs qui n’ont pas forcément des vues conformes à la pensée unique, poutre que chacun met dans la tête de son opposant sans se rendre compte que la paille qui est dans la sienne est du même acabit. Il arrive donc que des discussions de bon niveau s’y déroulent. Ainsi, vendredi 17 avril[1] on eut droit en première partie à un échange entre Thomas Piketty, présenté comme un critique du capitalisme sans y être opposé, et Frédéric Lordon, critique et adversaire du capitalisme et gardien de la foi marxiste. Puis est intervenu Guy Sorman, l’un des rares penseurs libéraux en France.

On eut droit à un merveilleux rappel de la doxa marxiste à propos de la société et de son économie suivi par une simple et brillante réfutation de la part d’un homme de bon sens.

Piketty se présente comme une sorte d’arbitre. Avoir compilé un bouquin de plus de 900 pages et l’avoir vendu à un million et demi d’exemplaires l’ordonne comme un prêtre, un sachant dont la notoriété est devenue garante de son autorité en la matière. Je suis pourtant convaincu que beaucoup de ses clients ont acheté son ouvrage plus par curiosité que par désir de se laisser convaincre. Même si l’on veut croire qu’il n’est pas opposé au capitalisme et qu’il ne prétend que le réformer, tout ce qu’il suggère revient de fait à son abolition. D’ailleurs il ne se pose pas en économiste mais plus en observateur et critique de la société ; ses intentions sont politiques et il ne le cache pas.

Lordon, lui, est un stéréotype de l’intellectuel français qui s’attachera à démontrer que si la réalité ne correspond pas à ses théories c’est bien la réalité qui se trompe. L’aliénation des masses, le rapport de force, et la soumission de tous, régis et régnants, aux forces occultes d’un noir complot capitaliste fondent son catéchisme. Se croyant irréfutable il ne se laisse pas bousculer.

Comme ces deux compères, ne sachant plus s’ils doivent se vouvoyer ou tutoyer devant les caméras, partent du principe que le rôle de l’état est avant tout de réduire les inégalités, il s’en suit logiquement que des régulations et des mécanismes fiscaux soient à instaurer pour procéder à une plus large possible redistribution de richesse. De justes conclusions ne peuvent se tirer que de prémisses correctes, mais si celles-ci sont à côté de la plaque alors rien n’est valable. C’est donc de cette nécessité d’éliminer toute inégalité dont il faut débattre.

Il est vrai que Marx a su mettre le doigt sur une distribution asymétrique du pouvoir dans le fonctionnement de l’économie de son temps. Selon Marx l’inégalité réside dans la soumission du travail au pouvoir du capital et Piketty s’attache à montrer que l’on tirerait plus de revenus du capital que du travail. Dépendant de l’obtention d’un emploi pour subvenir à ses besoins le travailleur est aliéné au pouvoir du capital, il n’a pas de choix, c’est la lutte des classes. Ce résumé est bien sûr simplificateur de la pensée de Marx, mais certainement pas de celle de Lordon.

Il faut se souvenir qu’avant les révolutions américaines et françaises ceux qui détenaient le pouvoir n’en n’avait pas une conception politique ou économique, mais croyaient le détenir comme procédant d’une soi-disant volonté divine, suprême inégalité du souverain par rapport à ses sujets. C’est par l’instauration de la république qu’un régime s’est aligné sur les aspirations du peuple. Et pour trancher entre les préférences des uns et des autres des imparfaits mécanismes de démocratie se sont mis en place : une personne, un vote, avec un scrutin libre et non corrompu, ainsi que des lois stables.

On notera qu’au contraire d’autres courants politiques ou idéologiques le capitalisme n’a pas été le sujet d’une mise en forme théorique par des personnes inspirées. C’est un « isme » sans idéologie fondatrice. C’est Marx qui, pour le critiquer en tant que système a dû l’inventer –ou le découvrir– en le décrivant puis en le décriant[2]. Le capitalisme n’existe pas en tant que système cohérent et construit, mais ce qui s’appelle ainsi est vastement pratiqué partout, sous des formes diverses. Dès que des investissements doivent être faits pour pouvoir entreprendre quelque chose il faut bien que des fonds financiers soient apportés par ceux qui en détiennent (les capitalistes) ou ceux (les banques) qui syndiquent ces fortunés. Entreprise d’état, coopérative ou société anonyme, toutes sont confrontées au problème de leur financement. Marx n’a jamais regardé le lieu d’activité comme une entreprise qui se propose d’inventer, de fabriquer et mettre des produits sur le marché, et de répondre à la demande de ses clients. Marché, création, innovation, renouvellement, qualité ne font pas partie des catégories de la pensée marxiste. On comprend donc qu’ils n’y comprennent rien.

Pour eux, les Piketty et Lordon de ce monde, il faut réguler, puis supprimer le capitalisme en s’attaquant avant tout à la propriété (qui, selon la fameuse formule de Proudhon, serait le vol). On commencera avec une fiscalité de plus en plus confiscatoire et on arrivera immanquablement au rejet de l’article 17 de la Déclaration universelle des droits de l’homme[3]. Mais cela n’a pas d’importance, leur charia collectiviste prime sur les droits des individus et sur l’état de droit.

Et si l’on allait dans leur sens il faudrait quand même qu’ils sachent comment organiser les processus de décision dans les entreprises. Qui déciderait du but de l’entreprise, de son organisation et de l’allocation des ressources ? Qui attribuerait des fonds à une coopérative qui veut construire une fabrique ou effectuer des travaux de recherche et développement ? Selon quels critères ? Que faire en cas de manque d’activité ? Qui devrait contrôler qui, et comment ?

L’expérience soviétique ayant fracassé, les néo-marxistes et leurs compagnons de route, n’ayant rien appris, ont inventé un nouveau vocabulaire –alter-mondialité, vivre ensemble, gouvernance, justice économique et écologique, et autres jolies expressions. Mais confrontés aux questions qui fâchent, celle du comment fait-on et de procédures respectueuses du droit de ne pas être d’accord, alors ils n’ont toujours aucune solution concrète à proposer. Ils ont grandement besoin que des pratiques capitalistes perdurent, sinon ils ne pourraient pas continuer à les critiquer et à élaborer des utopies qui ne font rêver que sous forme de cauchemars totalitaires.

Cela dit, il ne faudra surtout pas croire que je considère comme parfait ce monde chaotique et que ses acteurs soient des saints sur terre, bien au contraire. Mais cela fera l’objet d’un autre chapitre.

Ils ont pourtant raison de dire qu’il n’y a pas de « nature des choses » qui justifierait que perdure le pouvoir qu’exerce l’un sur un autre. Un tel modèle conservatiste ne peut pas non plus être viable. Des inégalités, temporaires et limitées, sont néanmoins nécessaires au fonctionnement de l’économie et d’une société en général. À contrario on sait que la parfaite égalité ne génère aucune force vive qui permette de faire bouger les choses. C’est valable en thermodynamique, ça l’est aussi dans les rapports humains. Et ça aussi c’est un autre chapitre.

On croyait le marxisme mort et enterré et ses prétentions pseudo-scientifiques reléguées au placard des idées surannées. On espérait que les anciens compagnons de route auraient viré leur cuti et sauraient apprécier la primauté de l’individu, être unique, digne et respectable, sur un collectif impossible à définir et à gérer –ou trop facile à manipuler. On aurait pu penser qu’ils se rendent compte que l’énorme majorité du capital tournant dans l’économie est formé de l’épargne, soit individuelle, soit sous forme d’assurances ou de fonds de prévoyance retraite, privés ou publics. L’anticapitalisme ignore l’existence de la prévoyance sociale qui, tout comme la protection de l’environnement, s’est développée au fur et à mesure que les sociétés sont devenues plus affluentes. La réalité ne correspondant plus à leur modèle c’est donc la réalité qui est corrompue.

Merci à la France d’être encore un berceau pour ces intellectuels obsolètes qui devraient être rémunérés par le ministère de la culture, département musées et archives, plutôt que par des instituts universitaires.

[1] www.france2.fr/emissions/ce-soir-ou-jamais, mais il faut être en France pour pouvoir visionner cette émission, la « position géographique » d’un Suisse ne le lui permet pas, à moins de disposer d’un accès VPN.

[2] C’est un truc assez rentable de demander « Depuis quand avez-vous cessé de battre votre femme ?» afin que l’innocent se sente obligé de nier et/ou de se justifier.

[3] Article 17
1. Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété.
2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété.


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