Quand le progrès est-il bon?

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Il est devenu de bon ton de mettre en cause le progrès, d’en relativiser ou même nier ses bienfaits, et de lui imputer des dégâts collatéraux pire que ses effets attendus. Pourtant par progrès on entend bien de choses diverses.

La plus simple se réduit à l’évolution d’un système vivant : il y a progrès au fil du temps, quelle qu’en soit la nature. Aucun sens utile ou moral n’y est donné et aucun moteur n’y est lié.

Si le progrès est considéré comme un processus il convient de comparer ce qui a résulté d’une action progressiste avec la situation initiale. Cela devient une tâche complexe car il faut considérer tous les paramètres pouvant entrer en jeux ainsi que leurs interactions. Aussi on ne peut s’empêcher d’attribuer une valeur, économique ou morale, à ces variables ; c’est ainsi qu’une contribution peut être considérée positive par les uns et destructive par les autres. La question du standard d’évaluation est donc posée.

Tout changement n’est pas progrès bien que
tout progrès implique un changement.

Du point de vue du développement individuel ou de l’évolution de la civilisation le progrès signifie plus qu’un simple mouvement en avant ; il est généralement supposé qu’une amélioration en résulte. Sinon on parlera de régression. Un enfant progresse en apprenant à se mouvoir, à parler, à réfléchir, il grandit et devient plus fort physiquement et intellectuellement. Lorsque la richesse produite par un pays augmente il est communément admis qu’il s’agit de progrès. À ceux qui n’en sont pas convaincus il suffit de rappeler les méfaits de la récession que sont le chômage et la pauvreté. Lorsque la connaissance scientifique se développe et permet l’application de nouvelles technologies il y a aussi progrès, même si des questions éthiques surgissent. Lorsque deux peuples cessent d’être en guerre il y a aussi progrès, même s’il ne s’agit que d’une rémission ou que cela ne satisfait pas les extrémistes de chaque bord.

Le mieux-être peut se mesurer objectivement ; le bonheur est d’ordre personnel et spirituel, il ne se laisse pas réduire à une métrique ou à un sondage d’opinion. Sous prétexte que le progrès n’apporte pas le bonheur sur terre les conservateurs et les catastrophistes prétendent y imposer des limites, surtout si d’autres pourraient en profiter.

Le progrès implique le mieux-être des gens,
mais pas nécessairement leur bonheur.


Quand y-a-t-il progrès, quand s’agit-il plutôt d’une régression ou de l’avènement de la barbarie ?

En termes économiques le progrès a deux composantes, l’une de productivité lorsque moins de travail est nécessaire pour produire la même chose, et l’autre d’augmentation de la richesse nette lorsque de nouveaux produits ou services utiles sont créés. Pour la personne il se mesure en une augmentation de sa liberté, celle de penser, de dire, d’agir et de posséder, sans pour autant enlever ces mêmes chances à qui que ce soit d’autre. Et en termes de la connaissance la libération des contraintes de l’ignorance et de l’obscurantisme permet de satisfaire la curiosité humaine, de développer la culture, donc nos facultés de créer et d’innover.

Si progrès il y a dans l’un de ces trois domaines des avancées positives pourront aussi être constatées ultérieurement dans les deux autres. Car l’un n’exclut pas les autres, au contraire, des synergies se réalisent. Les exemples ne manquent pas : l’endocrinologie et la chimie menant à la pilule contraceptive contributive de l’émancipation féminine tant personnelle que sociale et économique, les polyacrylates absorbant plus de deux cents fois leur poids en eau permettant la fabrication de couches culottes révolutionnaires pour les bébés et leurs parents, ou la sortie de l’illettrisme permettant aux individus de moins dépendre de normes sociales aberrantes, de développer des activités économiques nouvelles telle l’informatique en Inde, ou de mieux gérer de rares ressources, en agriculture par exemple.

Mais il faut s’assurer qu’une progression selon un axe n’implique pas une régression durable ailleurs. Ainsi par exemple l’affluence économique obtenue par l’esclavage ou la contrainte ne saurait être considérée comme une marque de progrès. C’est malheureusement souvent par argument du « bilan global positif»  que des atrocités seront justifiées telles celles du régime soviétique que pendant des décennies les compagnons de route occidentaux étaient prompts à ignorer. Entrer dans l’arbitrage entre avantages obtenus ici et inconvénients subis présente deux dangers : l’un du relativisme par lequel tout se vaut et tout est négociable, l’autre du populisme où seuls les avantages sont montrés comme évidents alors que les inconvénients sont tus ou cachés – ou l’inverse dans le cas des adversaires du progrès. Mais bien sûr il ne faut pas non plus s’ébaubir naïvement de tout sans tenir compte de corollaires négatifs qu’il faut savoir corriger. On notera par exemple que la pollution des eaux issue de l’industrialisation peut représenter un danger pour la santé publique et pour l’environnement mais que là où le niveau économique est suffisant des méthodes de traitement et d’assainissement ont été mises en œuvre qui permettent de maîtriser durablement ces problèmes.

Le progrès n’est pas à confondre avec la modernité. Ce qui est moderne est récent et plutôt nouveau, mais pas nécessairement un facteur de progrès. La consommation de drogues de synthèse dans les soirées branchées et de produits dopants dans le sport en sont des exemples, la musique techno en est un autre. La modernité est par ailleurs survendue par la publicité : avoir des cheveux lisses et brillants n’a rien de moderne mais c’est joli et confortable. Elle est aussi éphémère, une modernité en remplace une autre, puis on en arrive même à la postmodernité, forme de régression ou d’aliénation nouvelle où l’individu se confond dans une tribu émotionnelle.

Le progrès doit être durable et
ses corollaires négatifs doivent être corrigibles.

Souvent les mots « progrès » et « social » sont utilisés ensemble : qu’est-ce donc qu’un « progrès social » ? S’il s’agit de l’avènement d’une société redistributrice où les biens des uns sont saisis pour les passer aux autres il n’y a là qu’usage par la majorité démocratique ou par le parti unique d’une force toujours coercitive et parfois violente. S’il s’agit de réduire les conditions de la pauvreté et d’augmenter les chances de chacun de se développer dans la société alors on peut parler de progrès.  Mais, surtout dans le vocabulaire français des Français de France, le terme « progrès social » implique la victoire d’un groupe sur un autre, une acquisition de privilèges pour les uns aux dépens des autres, ou l’abolition de différences ; il est le résultat d’une « lutte ». On se rend compte ainsi que la réalisation d’idéaux politiques n’a rien à voir avec le progrès même si beaucoup le prétendent, surtout si l’histoire va dans leur sens préféré. Si cela avait été le cas le national-socialisme et le communisme du XXème siècle auraient eu des fins plus glorieuses.

La question est souvent posée si l’avènement de la démocratie a représenté un progrès[1]. Pour le nier il faudrait alors trouver, dans l’histoire ou dans une projection réaliste, une forme de gestion du bien public qui lui soit clairement supérieure ; cela reste à trouver (sauf si moi-même je pouvais être le dictateur débonnaire dont le monde a grand besoin). Une critique d’un système n’est pas suffisante pour lui dénier toute qualité.

Le progrès pour les uns ne se fera pas aux dépens des autres ;
il doit créer une situation de gagnant-gagnant.


Y-a-t-il progrès en philosophie ou en morale ?

Lorsque les avancées dans la compréhension du fonctionnement du cerveau et de la neurobiologie permettent de mettre en cause des notions telles que le libre arbitre il est possible que s’ouvrent de nouvelles perspectives philosophiques, mais pas nécessairement. C’est aussi le cas en physique théorique où les divers modèles de création de l’univers et de particules élémentaires posent des problèmes d’ordre métaphysique sans que le commun des mortels puisse appréhender ce que signifient vraiment ces mathématiques de haut vol. Ainsi les progrès de la science animent des spéculations philosophiques que l’on n’aurait pas pu concevoir avant de telles découvertes. Mais au sens de la connaissance de soi, des relations humaines, ou de la vie et de la mort, il est difficile d’identifier de nouvelles écoles philosophiques, de les distinguer d’un rhabillage sous d’autres mots de pensées déjà traitées, et d’en valoriser des facteurs de progrès. Cela existe mais je n’oserai pas m’engager sur ce terrain car mes compétences y sont très limitées.

Quant à la morale, sa partie d’impératif absolu ne suppose pas de possible progrès. Le bien et le mal n’évoluent pas en soi, c’est plutôt la manière de les appréhender et de se comporter qui peut changer. En cela lorsque les règles morales sont découplées des normes religieuses cela représente un progrès majeur pour la libération de la personne, bien que devoir faire ses propres choix soit plus astreignant que se conformer à des normes et rites préétablis. A contrario on comprend aussi l’acharnement que certaines communautés religieuses montrent (ou ont montré telle l’inquisition catholique ou les consistoires calvinistes) vis-à-vis des incroyants ou des apostats, tout en restant bien moins virulentes vis-à-vis de croyants d’autres obédiences. Aussi la formation de commissions d’éthique qui débattent de l’utilisation de sciences et technologies nouvelles est un progrès qui bride le Prométhée moderne dans ses élans irréfléchis, à condition bien sûr que des gens honnêtes y siègent.

La morale et l’éthique canalisent le progrès,
elles ne l’autorisent ni le prohibent.
         


La régression est le contraire du progrès.

Elle est malheureusement en marche dans bien des domaines. Trop souvent on entend qu’il faut marcher avec son temps ; mais si régression et barbarie en sont le résultat alors il vaut mieux rester sur place. En voici quelques exemples.

Il  y a toujours régression si un appauvrissement général résulte de l’action entreprise. Par exemple les programmes de transition énergétique dans certains pays industriels sont de cet ordre : la production d’énergie électrique coutera beaucoup plus cher en investissements et en frais d’opération alors que le même service (220/380V, 50Hz) sera rendu sans qu’aucun avantage corollaire ne soit obtenu ni en sûreté, ni en sauvegarde de l’environnement[2]. Mais le pouvoir des agents de l’État sera étendu par le contrôle social que des systèmes complexes de subventions et de tarification leur permettront d’exercer.

La préservation et l’extension de privilèges pour une partie de la société, même si elle est majoritaire du point de vue du décompte de votes référendaires ou de la représentation élective, signifie plus un recul qu’un progrès car les perdants qui restent sur le carreau saisiront une prochaine chance pour changer le cours des choses en leur faveur, ce qui à son tour produira du ressentiment, d’autres privilèges, etc. Le yo-yo est un jeu, pas un facteur de progrès.

Le retour en force de l’obscurantisme, religieux ou antiscience, n’est lui aussi pas un signe de progrès. Nier la méthode scientifique avec l’esprit de doute permanent qui lui est lié et affirmer catégoriquement la certitude dogmatique fait plus penser à un retour à la barbarie qu’au salut des âmes perdues. Cela devient même pervers lorsque la science est prise en otage par l’activisme politique comme ça l’est souvent dans les questions environnementales. Appliqué à la lettre le principe de précaution ressort de cette tendance régressive.

Aussi, toute forme de coercition mentale et de manipulation enlève aux individus le peu de libre arbitre qu’ils croyaient encore avoir : ce qu’il faut penser est dicté par les faiseurs d’opinion qui s’entre-citent pour que résonne mieux leur « vérité » ; cela mène à devoir être homophile ici et homophobe là, pro-Israël aujourd’hui, pro-Palestine demain, féministe et antiraciste dans tous les cas même s’il n’y a plus de genre ni de races. Toute déviance dérangeante étant fustigée sur le champ un ordre de type totalitaire s’installe.  Les assassinats politiques modernes n’ont plus besoin d’épée ou de poison, une astucieuse manipulation du clavier, du micro et de la caméra suffit.

Et bien sûr une gestion économique est le contraire du progrès lorsqu’elle mène à tant de chômage structurel tout en utilisant des instruments financiers de type boule de neige ou système de Ponzi, ou lorsqu’elle ajoute des couches régulatrices à des systèmes déjà complexes et aberrants. Avec un code du travail de 3200 pages la France est en bonne voie d’espèce nationale éteinte ; elle n’est pas la seule.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’il ne reste que si peu d’avocats du progrès face à des groupes dont l’intérêt objectif est l’exploitation de toute forme de régression à des fins de conquête du pouvoir, même éphémère. Ce sont ces groupes-là[3] ou leurs compagnons de route qui régulièrement instillent le doute sur l’existence et la valeur du progrès car les nouvelles solutions qu’il peut amener pourraient éliminer le problème sur lequel ils surfent[4]. C’est pourquoi tout argument destructeur de progrès sera bon à prendre et le mensonge utile sera à l’ordre du jour : le sceptique sera traité de cynique salaud, l’entrepreneur d’irresponsable, l’observateur critique de menteur (ou de traitre s’il émarge au budget de l’État), et l’innovateur d’aventurier dangereux.

La motivation de mains adversaires du progrès
est la conquête du pouvoir.


Y-a-t-il des limites au progrès ? Aura-t-il une fin ?

Il est courant de nier le progrès en prétextant qu’il n’existera pas tant que tous les problèmes ne seront pas complètement et définitivement résolus, tant qu’il y aura encore des inégalités, et tant que le bonheur sur terre n’aura pas été instauré.  Une telle prétention absolutiste n’a pas de sens car la vie est plus complexe et mystérieuse que sa réduction à une série de problèmes à résoudre. Il vaut mieux rester modeste et apprécier la relativité des choses : l’Homme s‘améliore peut être, il ne se perfectionne pas. Et pourtant il est difficile d’imaginer que la créativité humaine atteigne un jour des limites infranchissables. Ce serait une grande prétention ou un manque d’imagination de la part des générations actuelles de penser qu’elles ne pourront pas être surpassées par les générations futures. L’histoire, qui consiste à étudier l’évolution des sociétés dans le passé pour mieux comprendre nos fonctionnements actuels, n’a pas pour but d’accumuler un réquisitoire contre nos ancêtres sous prétextes qu’ils auraient dû savoir ce que nous savons maintenant. Il en sera vraisemblablement de même pour l’étude de l’histoire que feront nos descendants.

Pas à pas, plus ou moins spectaculaire, plus ou moins fréquent, il y aura donc continuation du progrès jusqu’à la fin de l’histoire, fin qui n’est pas prête d’arriver à moins qu’une météorite inattendue ou autre cataclysme n’y mette un point abruptement final.

À la fin tout sera en ordre,
et si tout n’est pas en ordre
alors ce n’est pas encore la fin.

 


[2] L’hypothétique sauvetage de la planète ressort plus du phantasme, du mythe ou du totalitarisme politique que de la réalité physique, chimique et biologique. Rien, mais vraiment rien, n’indique que la vie sera plus difficile ou plus facile avec une atmosphère contenant 280 ppm (comme au moyen âge), 400 ppm (comme aujourd’hui), ou 925 ppm (après avoir brûlé toutes les réserves prouvées de carburants fossiles) de gaz carbonique. Il n’y a ni urgence ni malheur à s’adapter à des changements incertains.

[3] En vrac : Greenpeace, WWF, Frères musulmans et salafistes, créationnistes, altermondialistes, plusieurs organisations de l’ONU comme le GIEC ou la commission des droits de l’Homme, et bien d’autres encore.

[4]  C’est ce qui constitue la différence entre marketing et politique. Alors que le premier identifie des besoins ou des problèmes pour inventer et proposer des solutions, le second invente des problèmes pour imposer sa solution.


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