L’élément religieux dans les relations internationales

Ce Jeudi 9 juin, à l’Université de Bâle, sous les auspices de l’Alliance française et de la faculté de théologie, S.Exc. M. René Roudaut, ambassadeur de France auprès de la Confédération suisse et de la Principauté du Lichtenstein, est venu parler des religions, non pas d’un point de vue théologique mais de celui de l’inévitable influence qu’elles exercent sur les relations internationales.

Par une expression simple et claire, dénuée de grandes visions et de jugements péremptoires le conférencier, parlant comme ambassadeur de son pays mais sachant aussi exprimer ses convictions, s’est tout d’abord attaché ä mettre en perspective des faits qui, malgré leur évidence, sont oubliés dans les discussions et les discours à propos des religions. Ainsi par exemple le bastion actuel de la chrétienté n’est plus l’Europe, tant du point de vue démographique que de l’intensité de la pratique du culte, c’est dans les Amériques qu’elle s’exprime le plus massivement et le plus intensément, tant catholique que toutes formes de protestantismes ; c’est aussi en… Inde que se trouve le plus grand nombre de novices jésuites. Aussi on oublie trop vite que les pays de la ligue arabe ne représentent que vingt pourcents environ de toute la population musulmane du monde qui a diverses manières de vivre sa religion.

Le vocabulaire a été dévié par l’emploi de « mots valises », sources d’incompréhension, d’erreurs et de malheureuses imprécisions : « Occident », comme s’il s’agissait d’une unité cohérente détentrice de la raison et agissant de manière concertée ; « judéo-chrétien », notion inventée de toutes pièces au XIXème siècle pour associer artificiellement des « valeurs » ou des traditions ; « civilisations », comme si elles devaient être des constructions transcendantes, immuables et intangibles qui ne peuvent que s’affronter violemment, le fameux choc de Huntington ; « laïcité », concept d’origine française (loi de 1905) définissant la neutralité de l’état par rapport aux religions et la garantie du libre exercice de celles-ci par leurs adhérents, et qui est maintenant miné par un laïcisme militant désireux d’éradiquer le phénomène religieux de la sphère publique et d’y interdire la représentation de sa foi par des attributs vestimentaires (foulard, kippa) ou iconiques (crucifix). Pourtant dans bien des pays l’état entretient des relations formelles et même financières avec les religions (impôt ecclésiastique dans les cantons suisses ou dans les Länder allemands) sans que cela n’y mette en danger la prééminence de l’état de droit ; et puis il y a bien sûr « islamophobie », concept ne voulant pas dire grand-chose mais dévoyé au point que la grande majorité des résolutions d’une institution comme l’UNESCO concerne la lutte contre cette phobie (en visant avant tout l’état d’Israël).

Pourtant à la sortie de la deuxième guerre mondiale, et avec la formation de deux blocs s’affrontant en guerre froide, le phénomène religieux avait pratiquement disparu de l’espace politique et diplomatique. C’est avec l’élection du Pape Jean-Paul II et son exhortation « n’ayez pas peur ! » envoyée en particulier à ses compatriotes polonais (mais pas seulement à eux) que la religion est revenue sur la scène internationale. Cette fin de décennie voit aussi naître la révolution iranienne et la mise en place d’une théocratie chiite, et aussi l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique. En réponse à cela, et de manière bien simpliste, les États-Unis répondirent, sous le moto « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », par le soutien armé aux talibans qui devinrent plus tard l’un des problèmes les plus aigus de la région. En même temps apparut un vocabulaire biblique avec « l’empire du mal » de Reagan et de ses successeurs. Le fait religieux acquit dès lors une omniprésence perverse, tant pour sacraliser l’un que démoniser l’autre. Le facteur religieux s’utilise dès lors (s’instrumentalise) comme s’il était la seule ligne de fracture des conflits du monde, grâce à une mise en catégories réductrices de populations entières, pourtant en fait bien plus diverses ; et ce alors même que la religion ne devrait pas être prise pour un élément déterminant de l’identité, qu’elle ne devrait pas être essentialisée (rendue typique et caractéristique d’une société) ni prise comme un invariant absolu.

La « variable » religieuse d’aujourd’hui n’a pas d’analogie avec les faits historiques de la chrétienté.  Les croisades n’ont rien à voir avec le djihad actuel et son appel au califat ; elles ont été à la recherche des sources de l’histoire chrétienne en voulant reprendre Jérusalem occupée par des musulmans. L’inquisition, qui a fait tant de mal aux opposants à la doctrine catholique romaine, était plus motivée par la mise sur le « bon » chemin des mauvais croyants ou de mécréants que par une envie de revanche ou de conquête, même si cela a pu être interprété différemment.

La chrétienté n’a pas vécu une uniformité de sa doctrine qui a été remise en question à plusieurs reprises, surtout par la relecture des textes, même si pour un temps ceux qui voulaient y toucher se voyaient excommuniés. La réforme a commencé ce processus, mais l’église catholique a aussi fini par le faire, différemment et avec du retard.

Dans l’islam il faut aussi constater une grande disparité qui va du soufisme spiritualisant jusqu’à l’islam politique et guerrier. Les modérés restent cependant gênés par le concept de l’oumma qui suppose l’unité d’une communauté musulmane, ce qui génère des conflits internes plus graves que ceux qu’il y a avec des étrangers à leur religion.

Les lignes de fracture du monde ne passent pas par les religions. Aucune dissension religieuse n’était la cause ou la manifestation des divisions postérieures à la deuxième guerre mondiale ; ce n’était pas un thème, pas même dans la ligue arabe où les préoccupations étaient plutôt d’ordre nationaliste ou de socialisme arabe (parti Baas).

À l’intérieur de l’islam il y a une grande fracture, celle entre sunnites et chiites. Politiquement, elle est née d’une rébellion en Iran au XVIième siècle face au pouvoir sunnite. La religion est devenue un marqueur politique avec la révolution iranienne qui a fédéré les chiites d’Irak, de Syrie, du Liban, de Bahreïn et du Yémen. Comme un retour de balancier la proclamation du califat (supprimé par Kemal Atatürk en 1924) par les islamistes de Daech, d’obédience sunnite, se fonde sur une rhétorique de revanche : les promesses non tenues par les puissances européennes après la première guerre mondiale, l’humiliation coloniale, l’impérialisme ressenti et l’absence de participation au pouvoir alimentent une posture victimaire de ses adhérents. L’absence de respect des droits de l’homme dans tous les pays concernés n’est pourtant pas une référence. L’occupation à Jérusalem de l’esplanade des Mosquées par Israël est un point de fixation.

L’Arabie saoudite joue un rôle prédominant pour l’influence de l’islam dans la sphère publique et internationale. Son wahhabisme arabo-sunnite est proclamé et exporté par la formation d’imams et le financement de mosquées dans le monde. Les ressources de pétrole le lui permettent ; leur sécurité et la stabilité de la péninsule arabique leur est aussi assurée par le pacte du Quincy, navire de guerre où en 1945 le roi Ibd Séoud a accordé au président américain Roosevelt libre accès aux gisements de pétrole en échange de la protection par les USA de la dynastie saoudite (pas du pays ni de l’état, mais du royaume, d’une famille particulière)[1].

La question qui reste ouverte est celle de la réforme possible de l’islam, malgré les vitupérations des extrémistes qui le prétendent immuable. Les émigrés musulmans dans les pays occidentaux ont une forte influence sur les rites et dogmes religieux dans leur pays d’origine. Cela est très lent, peu visible, mais des discussions fondamentales sont néanmoins en cours dont nous n’avons pas connaissance. Une fédération de l’islam, souhaitable, n’est pas pour demain.

Israël est un cas singulier. Ce peuple dont la cohésion a surmonté des siècles de malversations, est officiellement installé sur la terre de Palestine depuis 1948 avec le soutien de la communauté internationale. Ceci fut fait sans se soucier du sort des Palestiniens vivant dans ce territoire. Par sa simple existence, et aussi attisé par ses propres extrémistes religieux, Israël est un point de fixation de tous les ressentiments et des haines des peuples alentours. Il est fort peu probable qu’une solution soit trouvée à court ou moyen terme, surtout pas si elle devait être imposée par les grandes puissances. Il faut accepter que cela va prendre du temps et que cela ne dépendra en fin de compte que des peuples concernés.

Le bouddhisme, qu’en Europe on croit sage et zen, n’est pas la religion de la paix que l’on veut bien croire. Au nom d’un shintoïsme guerrier les japonais se sont permis des exactions inédites entre 1931 et 1945, au point que cette religion d’état a été abolie après la guerre. En Birmanie, au Bhoutan, en Chine, en Mongolie, au Sri Lanka le bouddhisme s’est avéré violent et guerrier.

La religion hindoue n’est pas non plus exempte de perpétration de massacre et de destructions de mosquées ou de temples sikhs.

Comment, alors que toutes les religions ont en elle un potentiel d’intolérance et de violence, est-il possible de mettre en place des facteurs d’apaisement ?

Dans les pays concernés il manque une puissance publique ayant la légitimité et la force d’établir un état stable. Pour autant il faut abandonner l’idée de la bonne solution imposée aux peuples par les puissances qui prétendent la détenir. Afghanistan, Lybie, Irak, Afrique : ces mauvais exemples sont suffisants pour ne pas se laisser tenter de recommencer en Syrie. Arrêter et réduire à merci Daech est une nécessité militaire, justifiée aussi par le besoin de sécurité en Europe, il est indispensable qu’une coalition internationale s’en charge. Accompagner des processus de paix est une chose, mais essayer d’imposer un dessin tout fait est condamné à l’échec. Les peuples concernés doivent trouver leur voie par eux-mêmes, et cela ne se passera ni vite ni sans heurts, même violents, et il faudra aussi composer avec des dirigeants imbuvables. Il faudra observer cela avec patience, apporter un soutien là où il est demandé et aussi gérer des flux de réfugiés dont il ne faut pas oublier que le sens peut s’inverser un jour.

L’incompréhension l’emporte : celui qui aurait une autre foi que la majorité en place sera rejeté, même si dans le passé la coexistence des juifs et des chrétiens dans des sociétés musulmanes se faisait sans animosité. Ce même manque d’éducation et de repères permet à certains de se monter des bricolages pseudo-religieux qui, grâce aux réseaux sociaux sur internet, prennent une ampleur démesurée. Autre danger : la relation apaisée entre état et religion se transformant aussi en laïcité de combat, intolérance se transformant en agression. Il y a un manque d’éducation qu’il convient de combler.

Les mauvaises raisons d’utiliser les religions à des fins politique et géopolitiques ne manquent pas. Cette instrumentalisation peut cependant être démontée si le dialogue interreligieux, bien qu’impossible au plan théologique, se penchait sur les points qui réunissent les diverses religions, y compris l’athéisme, que ce soit à propos de l’exercice de la spiritualité de chacun, des actions sociales ou de reconnaissance et respect mutuel.

La globalisation n’est pas qu’économique et technologique. Elle est aussi médiatique par l’instantanéité des nouvelles et l’accès à toute l’information. Cela entraîne la naissance de conflits dans lesquels la religion peut servir de prétexte. On peut aussi penser qu’après des excès de type matérialiste clamant la fin des religions nous nous trouvions dans une période tendant au tout religieux et que, par effet de balancier, que plus de calme revienne.

Notes du preneur de notes :

L’heure d’une conférence ne permet pas d’aborder tous les sujets ni de les approfondir.

Il est intéressant que le mot terrorisme n’ait [presque] pas été prononcé, en tous cas qu’il n’ait pas été mis en exergue.

La mise en place d’un processus d’apaisement au Proche et Moyen Orient n’est pas évidente, il y manque des leaders et le peu qui existent (en Arabie, Égypte, Turquie, Iran ou Pakistan ?) n’ont ni toute légitimité ni reconnaissance au-delà de leurs frontières. Erdogan n’est pas Atatürk. Al Sisi n’est pas Nasser. L’Al Saoud de service a déjà 81 ans. La théocratie iranienne ne propose rien. Le Pakistanais Mamnoon Hussain est bien peu connu. Aussi il n’est pas certain qu’ils ne s’accommodent pas de l’instrumentalisation de la religion pour asseoir leur pouvoir.

Pourtant Al Sisi a demandé, début 2014, aux docteurs de l’Université Al Azhar de réfléchir sur l’impossibilité de vouer à la haine les trois quarts de l’humanité sous prétexte qu’ils ne sont pas musulmans, ainsi que sur des postures d’une charia absolutiste et inadaptée à la modernité qui minent la confiance que le reste du monde peut avoir envers les musulmans. Sans leur demander de remettre les textes fondamentalement en question il les prie d’en trouver des interprétations permettant un apaisement stable et constructif. Deux ans plus tard je ne sais pas où ça en est mais il est certain que très peu de monde a bien voulu remarquer cela dans le monde occidental, comme si un bonne nouvelle n’était pas bienvenue. Comme beaucoup d’autres un Al Sisi n’est pas le leader idéal, ayant pris le pouvoir par un coup d’état (contre les frères musulmans, démocratiquement élus mais en pleine déviance totalitaire) et le pratiquant de manière très autoritaire. Mais ce n’est pas à nous, en Europe ou aux USA, de choisir ces personnages ; il nous appartient de les accompagner tant que leur politique extérieure, tant visible que sous-terraine, est à la recherche de la paix. Avec le Roi d’Arabie on ne peut s’empêcher de penser à un double jeu ; même chose avec Erdogan qui pourrait se voir en nouveau calife.

En Europe la mise à l’écart des religions se poursuit, et même s’intensifie par crainte d’une mainmise musulmane dont les croyants sont, mais pour combien de temps encore, plus fervents et assidus que les chrétiens. En parallèle un humanisme areligieux, sorte de soupe morale assaisonnée de bons sentiments, n’a pas de chance de se profiler, il est même douteux que cela soit souhaitable. Le dialogue interreligieux dont parle R. Roudaut devrait donc aussi avoir sa place dans les pays du vieux continent et ce avec une intention bien politique au bon sens du terme, celle de marquer la société d’une empreinte de vraie tolérance sans pour autant que leur foi (ou leur absence de foi) soit mise en danger. Des exemples et des actes sont à inventer, les discours, eux, existent déjà.

[1] Ce pacte conclu pour 60 ans a été renouvelé pour une même période en 2005. Aramco dispose d’un monopole.


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