Un suicide loupé

Je viens de lire le dernier livre, grand succès de librairie, d’Éric Zemmour, « Le Suicide Français »[1].

Il prétend établir un diagnostic des maux dont souffre la France et les présente en une succession d’événements ou de situations clés qui en déterminèrent le déclin. C’est un livre difficile à critiquer, surtout si l’on n’est pas adepte du mensonge indigné du moraliste de service et de gôche.

Pourtant il y a de quoi n’être pas d’accord car pour Zemmour rien, mais absolument rien n’a été bien fait depuis Napoléon Bonaparte et Charles De Gaulle. On pourrait presque être amené à le croire tant les exemples qu’il prend sont intelligemment construits et littérairement bien présentés.

Mais en fait on ne peut pas être ni en accord ni en désaccord avec lui car il ne révèle jamais sa position en termes clairs et sans ambiguïtés. Cela serait là plutôt une qualité si l’histoire de France récente qu’il raconte était entourée de nuances, soulignait les dilemmes auxquels nos contemporains ont été et sont exposés, et tenait en compte le contexte dans lequel un pays, un peuple ou une société se meut au long des générations. Non, pour lui c’est un zéro pointé sur toute la ligne.

Comme il ne le dévoile pas explicitement il faut bien interpréter son propos pour saisir ce qu’il pense. C’est une forme maline du pamphlet. Celui qui, comme moi ici, s’y essaie coure le risque de se faire rétorquer qu’il n’a pas écrit ou dit ce qu’on lui attribue, surtout qu’il se contredit souvent. Risquons-nous-y quand même.

Zemmour est un réactionnaire qui s’assume. C’était mieux avant, le modernisme n’a pas de qualités, les clercs n’ont cessé de trahir. Il est viscéralement étatiste (l’État n’étant bien sûr que le pouvoir centralisé à Paris), interventionniste, souverainiste. Sa culture est, presque uniquement, celle de la France. Ayant des origines juives séfarades nord-africaines il se félicite de s’être totalement assimilé au modèle français, même si personne n’a jamais formulé les contours concrets de la fameuse (fumeuse) « certaine idée de la France ». Pour lui les mouvements migratoires doivent se solder par une assimilation, une digestion sans aigreurs, de l’immigré par le corps social et culturel du pays d’immigration. Aucun relent de communautés ou de traditions allogènes ne doit s’exprimer sur la place publique du meilleur pays d’accueil, la France. Mais attention, il n’est pas raciste ! Simplement il considère que les divers peuples ont des héritages et des cultures différents, non homogénéisables. Il lui serait donc impossible d’être suisse. Il se déclare opposé à la « bien-pensance » pseudo-humaniste de gauche mais il y adhère en grandes parties. C’est ainsi qu’il est un anticapitaliste convaincu, le rôle de la finance et de l’entreprise n’étant noble que s’il est soumis aux priorités planificatrices de l’État et que si aucune recherche de profit n’y est associée. Comme tous les totalitaires de tous bords il croit en un modèle historique auquel il faudrait adhérer. Il est anti-individualiste, accusant le libéral (terme toujours mal utilisé et mal compris) à la foi d’égoïsme et de mondialisme. Une société de personnes responsables d’elles-mêmes ne lui semble pas indiquée, il lui faut un gouvernement fort agissant selon des idéaux forts.

Et puis il y a tout ce qu’il n’est pas, ce qu’il ignore ou veut délibérément ignorer. La vie d’une entreprise lui est inconnue, il ne semble pas en comprendre l’impératif de survie et les processus fondamentaux qui en découlent, ceux de l’innovation par exemple. Le fait que les mêmes évolutions sociétales ont conduit à des résultats différents selon les pays ne lui importe guère, seule la France compte, seule la France se suicide. Que la libération de la femme soit pour beaucoup due à des découvertes scientifiques et techniques ne le touche en rien. Les heures passées au ménage et à refaire quotidiennement ses courses, ou en son temps à l’économie de guerre, ont laissé place à une affreuse consommation de masse. La pilule, qui a totalement changé le patriarcat et la maitrise de la maternité, n’est pas racontée car sa découverte fut mexicaine. Et je n’oublie pas les couches culottes, rendues possibles par des polymères absorbant deux cent fois plus d’eau que leur poids ! Eût-il mieux fallu ne pas inventer la contraception, les électrodomestiques et les polyacrylates ? Les technologies numériques n’ont d’importance que parce que le « plan calcul » français a échoué. Mais que des services puissent être fournis par des gens au moins aussi intelligents que les Français à dix mille kilomètres de distance ne devrait avoir aucune conséquence sur la localisation des activités. Les aspirations d’autres peuples à un bien-être similaire à celui du Français moyen ne sont acceptables qu’en absence de concurrence, car celle-ci n’est légitime que dans un sens, celle de la primauté française. Et l’Europe aurait dû, et devrait encore être une grande France, ou ne pas être. Que 445’176’003 autres Européens rigolent ou s’énervent de ces prétentions ne le dérange pas.

Avec le succès de ce livre Éric Zemmour va devoir apprendre à gérer une fortune et réaliser que des responsabilités en découlent, que ne pas investir est aussi spéculer. Et puis il lui faudra bien un jour passer du simple descriptif critique – où il a très souvent raison – au vrai diagnostique, celui qui attribue aux maux des causes que l’on peut changer ou alors auxquelles il est plus raisonnable de s’adapter plutôt que de se lamenter. Revenir au bon vieux temps n’est pas une proposition très constructive.

Les lamentations ne sont pas le fait du suicidaire qui, lui, règle violemment et définitivement le problème. Ce livre est une immense jérémiade à propos de l’auto-flagellation franco-française mais il y manque encore les pistes pour sortir de cette spirale de pensée négative.

[1] Éditions Albin Michel, 2014


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