L’Europe, pourquoi s’en plaindre, comment la faire.

Il est de bon ton d’accuser l’Union européenne de tous les maux.

Dans les États membres les gouvernants se défaussent sur Bruxelles quand une politique est contestée et ne précisent jamais que ces mesures ont été adoptées par le Conseil des ministres, à l’unanimité pour les sujets les plus importants, donc par eux-mêmes. Le Conseil est d’ailleurs le seul organe habilité à définir la politique européenne, le parlement n’y a en pratique que peu de pouvoir si ce n’est de contrôle a posteriori. Il approuve aussi certaines lois mais n’a aucun pouvoir propre d’initiative légale. La Commission à laquelle on fait le reproche d’abuser de ses pouvoirs n’en a en fait que peu, celui d’exécuter les politiques décidées par les chefs de gouvernements des États membres. Lorsque des décisions technico-administratives y sont prises c’est par le vote des représentants des États membres à la majorité qualifiée.

La machine du machin européen n’est d’ailleurs pas si énorme et une grande partie de ses frais de fonctionnement est due à la diversité linguistique (24 langues officielles). Le budget de l’Union, alimenté par les contributions payées par les États membres, représente environ 1% du PIB total des membres de l’Union et il est pour 94% redistribué à ces mêmes états dans le cadre de programmes divers, dont plus de 30% sous formes d’aides directes à l’agriculture.  Il faut ajouter qu’une petite portion du budget des États membres est aussi utilisée pour participer aux divers travaux de l’Union. Sans ces apports, souvent d’experts, le travail de l’Union serait impossible dans la petite structure bruxelloise.

Mais l’Europe dérange.

Le pouvoir le plus important de la Commission est celui de nuisance car telles sont perçues ses activités dans chaque domaine où les habitudes et les traditions de chaque pays vont être mises en cause. Aussi, une décision commune implique un certain abandon de souveraineté pour chaque État membre, ce qui n’est pas facile à vendre politiquement à l’intérieur de chaque pays. Et par le biais des subventions qu’elle redistribue, la Commission s’attache la complaisance de bien des groupes d’intérêts, une forme institutionnelle de corruption. On adore les moyens financiers qui sont offerts et en même temps on abhorre la dépendance dans laquelle on est mis. Le corrompu n’aime pas le corrupteur car il en dépend.

Dans des domaines plus politiques il faut se rendre à l’évidence que l’Union est une coquille assez vide. En matière de protections sociales les États membre sont jaloux de garder ce levier électoral sous leur contrôle. En politique étrangère certains se réjouissent du déploiement d’un parapluie communautaire mais les grands, France et Royaume-Uni surtout, ne voient aucun avantage à abandonner cette historique souveraineté. Même chose pour la défense : la mise en commun de ressources et la désignation d’un commandement opérationnel commun se heurte depuis longtemps à des barrières immenses. Vue de l’extérieur l’Union est pressentie comme importante mais non nécessaire en soi.

D’autre part, bien que les travaux de l’Union dans de multiples domaines soient présentés de manière assez transparente, ils effrayent. Chacun qui aura participé dans l’une ou l’autre des institutions, comités, consultations, etc. aura pu se rendre compte de l’extrême complexité et de l’excessive précaution avec lesquelles chaque sujet est abordé. C’est une bureaucratie en vitrine et en marche. On sait que c’est certainement pire dans chaque pays mais ça on l’ignore volontiers car il s’agit d’institutions ayant évolué de manière organique au cours d’une plus longue histoire. Dans son pays chacun est souvent voisin d’un fonctionnaire local, un être assez banal et normal ; mais  presque personne ne connait un  «European public-servant», sauf peut-être dans les environs de Bruxelles. Cela les rend mystérieux et on les soupçonne de bien de privilèges indus, ce qui a une part de vrai.

Il reste le cas de la représentativité et de la légitimité de l’Union, non vis-à-vis des États membres mais vis-à-vis des citoyens. Ceux-ci restent très éloignés des institutions de l’Union. Ils n’y participent qu’une fois tous les cinq ans par l’élection à la proportionnelle d’un faible parlement portant sur des enjeux peu significatifs pour la plupart. L’Union est donc perçue comme une construction technocratique, sinon autocratique, dont les acteurs, surtout la Commission, sont issus de sombres négociations. Un déficit démocratique est clairement ressenti quant à la représentativité des acteurs et quant au développement d’une opinion politique européenne.

Vue de l’extérieur l’Union est perçue comme un gros canard boiteux, impotent même. Jamais on ne négocie qu’avec l’Union. On se rappelle la question prêtée à Henry Kissinger « L’Europe, quel numéro de téléphone faut-il appeler ? ». Pour des questions techniques on traitera bien avec la Commission mais sur les sujets institutionnels ou touchant aux prérogatives des états membres alors ce sont des tractations multilatérales qui sont nécessaires. Si pour s’accorder avec la Suisse il fallait convaincre chaque canton un à un les relations internationales de ce pays ne seraient pas bien développées. C’est pourtant ce qui se passe avec l’Union européenne. La signature de l’Europe ne vaut que par l’unanimité de ses états membres, ce qui est difficile à atteindre.

Malgré tout cela la construction européenne existe. Après les conflits du XXème siècle elle a su établir une paix intérieure que l’on peut maintenant penser durable. Les termes des échanges à l’intérieur de l’union ont été établis, commerciaux bien sûr mais aussi scientifiques et culturels, des normes communes sont adoptées, des régions entières ont pu se moderniser, la libre circulation des personnes est établie. L’intégration est incomplète, imparfaite, mais en progression.

Alors, au vu de toutes ces doléances et de ce projet inachevé, quels objectifs, quelle stratégie et quelle forme l’Europe devrait-elle avoir pour satisfaire la plus grande partie de ses habitants ? En gros trois variantes sont imaginables, chacune ayant des implications profondes pour la vie de chacun et de chaque communauté.

A.- l’obstination dans la voie engagée

B.- le démantèlement, total ou partiel

C.- la sublimation en un état fédéral

L’obstination

C’est la voie la plus probable car tous les acteurs savent jouer cette partition. Avec un savant mélange de progressions et de contraintes on maintient chaque état et chaque individu dans un relatif confort, tempérant les protestations par des subsides bien ventilés.  La politique locale (nationale) reste prépondérante et les gouvernements s’accommodent entre eux de manière pragmatique pour faire fonctionner le schmilblick. La Commission continue de se prétendre indispensable et on continue d’en ignorer le nom et le nombre des commissaires. Et le Parlement continue d’être la gare de recyclage des politiciens locaux essoufflés ou aspirant à l’être. Tant que les budgets restent entièrement entre les mains des États membres et qu’aucun impôt direct ou indirect n’est perçu les citoyens nationaux continueront à n’y porter aucun intérêt sauf celui de s’en plaindre au café du commerce. Ce ne serait qu’en cas d’énormes maladresses dans la gestion commune que des révoltes tangibles pourraient émerger.

À long terme ce scénario mène à la décadence face au reste du monde qui, lui, se développe avec une tout autre dynamique sans se préoccuper de ce qui se passe ou non sur le vieux continent.

Dans ce scénario on continuera éternellement à se poser la question si l’Europe doit être ou ne pas être. C’est l’éternel provisoire qui dure.

Le démantèlement

Ce démantèlement peut se faire selon deux axes, l’un par le départ de certains États membres pour former ou non une autre union, l’autre par le retour de certaines compétences aux États membres. Dans le premier cas une sortie du Royaume-Uni ou de la France serait beaucoup plus problématique que celle de la Grèce, de l’Irlande ou du Portugal. Mais un pays sortant reste voisin des autres et il lui sera immensément difficile de ne pas reprendre telle quelle la législation européenne présente et à venir. Se poserait donc la question de l’intérêt à faire sécession. Si c’est pour renouer par accords bilatéraux des liens identiques à ceux que l’Union a déjà mis en place l’exercice serait futile, donc populiste. Si c’est pour changer radicalement de politique alors les ex-partenaires pourront avoir raison de considérer que les conditions des échanges deviennent artificiellement biaisées et qu’une concurrence déloyale en résulte. Source de conflits pouvant aller loin, très loin même comme l’histoire nous l’enseigne.

Quant à faire cela partiellement en réduisant la voilure de l’Union pour restituer des compétences aux états membres ce serait très difficile et aussi peu efficace. Il y a d’ailleurs très peu de compétences déléguées à la commission qui ne soient sous le contrôle du Conseil. Pour faire marche arrière sur l’énorme paquet réglementaire dont elle a accouché depuis sa fondation – éliminer des lois et règlements à Bruxelles – il faudrait en établir d’autres dans chacune des 28 capitales, plus simples et plus malins bien entendu, mais tout aussi difficiles à concevoir et à mettre en place.

Et aussi se poserait la question de ce qui viendrait après : quels objectifs, quelle position dans le monde pour ce qui resterait de l’Union et pour les états redevenus plus ou moins indépendants.

Il semble bien qu’une fois une telle union établie il est difficile de la déstructurer sans que d’immenses conflits en résultent. Cela ne vaudrait éventuellement la peine que si un autre projet pouvait susciter un grand enthousiasme, mais rien de cela n’est visible à l’horizon.

La sublimation

C’est ce que craignent les plus eurosceptiques qui pensent pouvoir vivre mal avec le premier, et mieux avec le deuxième scénario ci-dessus, mais surtout pas avec celui-ci.

Le schéma à suivre serait celui de l’union des états américains ou de la confédération des cantons suisses. Il s’agit de délégation de compétences législatives et exécutives à un niveau dans lequel l’entier des fonctions démocratiques se déploie : mise en place d’une constitution et des institutions correspondantes, élections, formation d’un gouvernement, législation souveraine, contrôle populaire par voie de référendum et d’initiative, cour de justice indépendante, levée d’impôts ou de taxes centrales (donc diminution ailleurs…), budget en équilibre, etc.

Comme en Suisse le canton de Zoug ou de Glaris, ou aux USA un état tel que Rhode Island ou le Wyoming, un petit pays pourrait s’y retrouver et apprécier le jeu d’institutions aussi respectueuses et protectrices des intérêts des « régions oubliables » que des priorités des grands ensembles urbains et géographiques.

Cela exige que les limites de compétences, la fameuse subsidiarité, soient très bien délimitées dans une constitution claire et simple plutôt que dans des traités si volumineux que personne n’en connait plus les détails importants. Cela exige aussi une autorité de l’état central sur les constituants locaux dans les domaines régaliens qui lui sont impartis, cette autorité étant dérivée de l’adoption de la constitution, des élections et des sanctions démocratiques faites simultanément par tous les citoyens européens.

Bien sûr il faudra continuer à se préoccuper de tout et de rien, de la compétitivité d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement face à des conditions plus laxistes ailleurs, il faudra normaliser la taille des prises électriques, approuver ou interdire des nouveaux médicaments, etc. Mais cela sera fait sous un contrôle plus direct et plus démocratique des institutions que ça n’est le cas actuellement.

Avec une monnaie unique il faudra éviter que les ajustements de différences structurelles et conjoncturelles entre pays ne se fasse que par l’adaptation des salaires comme actuellement en Allemagne, par le chômage comme en France, ou les deux comme au sud de l’Europe. Un système de péréquation avec transferts budgétaires entre pays ou régions sera indispensable, comme cela se passe présentement à l’intérieur de chaque pays. Il faudra aussi veiller à ce que ceci ne crée pas des mécanismes corrupteurs de subventions accordées et contrôlées selon les goûts exclusifs du gouvernement central.

Certains ressentiront des pertes inacceptables : le président français (si tant est que la France ait encore besoin d’un tel personnage) n’aura plus la possibilité d’engager son pays dans la guerre, l’administration grecque ne pourra plus se tromper dans les comptes de l’état, la région catalane espagnole n’aura même plus de raisons de penser à son indépendance. Ce sont les peuples qui y gagneront par une meilleure efficience des institutions (à condition qu’on ne construise pas un autre mille-feuille à la française), une place plus compétitive de l’Europe dans la cacophonie des nations, et un sentiment d’être un citoyen à part entière de cet ensemble.

Cela comporte aussi des risques dont le premier est celui de la vanité, du surdimensionnement et de l’hyper-exploitation médiatique des nouvelles institutions. Un autre risque majeur étant l’opposition de puissants cercles conservateurs (de tous bords politiques), en particulier dans les grands pays n’ayant jamais réellement remis en question le fondement de leur culture politique (France, Royaume Uni).

Mais le plus gros risque de ce scénario est qu’elle ne soit jamais testé, ou si timidement que cela reviendra, en pire encore, au premier scénario de l’obstination.

Options pour la Suisse

Une crise a été créée par le résultat de la votation du 9 février 2014 qui, à une faible majorité de 50,3%, remet  en cause la libre circulation des personnes entre Suisse et UE. Et il est impossible de prévoir si cette crise sera salutaire ou non.  Cela révèle en tous cas que les opinons sont très variées et, ce que les eurocrates craignent comme la peste, cela se répande à l’intérieur des pays membres. Tous les détenteurs de l’institution européenne ont réagi dans ce sens. Cela peut donner du poids à la position de la Suisse mais aussi cela peut enrager son partenaire européen qui pourrait être tenté de faire un exemple, ce qui est plus facile avec ce petit pays non-membre qu’avec un État Membre.

Tant que l’Union s’obstine dans la voie déjà engagée il est de l’intérêt de la Suisse de ne clore des traités qu’au coup par coup en évitant une reprise automatique des modifications légales que L’Union pourrait décider après signature. Si un accord institutionnel plus large était conclu qui inclurait cette reprise automatique alors elle se mettrait dans un énorme désavantage par rapport à chaque pays membre qui peut, lors de chaque changement, s’aménager des exceptions. Elle doit aussi refuser catégoriquement la désignation de juges étrangers qui pourraient être compétents pour recaler des décisions votées selon nos lois et coutumes. On sait bien qu’on ne pignotera pas sur des normes techniques et des ajustements logiques, mais on restera alerte sur les questions essentielles, tel par exemple le maintien des droits référendaires établis dans Constitution fédérale. Et si la Suisse ne veut ni reprise automatique ni juges étrangers, l’Union ne peut pas les lui imposer, cela s’appelle le non-négociable.

Si par ailleurs l’Union devait prendre le chemin du démantèlement, alors c’est bien cette voie de traités bilatéraux qui servirait de base pour continuer nos relations avec chaque états ou groupe d’états qui en résulterait.

Enfin, si d’aventure l’Europe se sublimait en fédération la Suisse ne devrait pas avoir de grandes difficultés à s’y rallier. Mais avant cela elle a besoin de le voir pour y croire ! Il est en tous cas certain que la Suisse ne fera pas jamais partie de l’Union européenne dans sa forme actuelle.

Elle saura, j’espère, jouer le jeu diplomatique subtil qui l’a caractérisée jusqu’ici (hélas il y eu des exceptions) et tirer un avantage maximum de sa démocratie directe qui est un « killer argument » contre toute forme d’autoritarisme que, par traités, on voudrait lui imposer. Pour faire un exemple il faut retirer officiellement la demande d’adhésion, (encore existante bien que presque momifiée) pour constater qu’en l’état elle est impossible et pour mettre l’Europe devant ses responsabilités : elle doit vivre en bonne harmonie avec ses voisins, surtout quand elle jouit d’une balance commerciale favorable comme avec la Suisse.

Pour cela le Conseil fédéral, appuyé par une majorité multi-partisane au Conseil national et au Conseil des États, doit formuler une politique claire et sans ambages. Cela devient un défi encore plus grand avec le vote du 9 février. Les récentes déclarations du Président de la Confédération vont dans le bon sens mais ne décrivent pas assez nettement la stratégie choisie, ni n’expriment de manière suffisamment forte la détermination nécessaire. Ce n’est pas s’affaiblir vis-à-vis de la partie adverse que de dire ce que l’on veut, l’ouverture à l’attaque vaut mieux que se défendre timidement et botter en touche.

Il est devenu indispensable que la politique européenne de la Suisse jouisse du soutien de la grand majorité des Suisses, y compris des populistes UDC/SVP qui, couardement tel le serpent dans sa fosse, semblent se réjouir à l’avance que le Conseil fédéral s’encouble, ce qui est une posture peu patriotique. Nous n’avons pas l’habitude de rendre public des programmes de ce genre ; dans le cas des relations avec l’Europe il devient indispensable d’en avoir le courage.


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